Une femme dans la trentaine vit une vie sans histoire avec son fils et son mari qui, tous les deux, ne lui apportent que du bonheur. Ses journées sont celles typiques d’une femme au foyer, elle s’occupe du ménage et du bien-être des deux amours de sa vie, et tout cela semble lui convenir parfaitement.
Mais du jour au lendemain, le sommeil la quitte. Elle n’est plus jamais fatiguée, que ce soit la journée ou la nuit, le sommeil semble ne plus faire partie de sa vie. Déconcertée au début, elle décide ensuite de s’en accommoder et se remet à lire comme avant son mariage. Elle ne se mettra pas à dévorer des montagnes de bouquins, mais restera plongée durant ces longues nuits de veille dans le roman de Tolstoï « Anna Karénine », l’histoire d’une femme qui décide de suivre son amant Vronski, faisant fi de toutes conventions sociales et du mépris d’une société russe hypocrite et méprisante.
Dans cette nouvelle précédemment publiée dans le recueil « L’éléphant s’évapore », pas de grenouille géante pour sauver Tokyo de la destruction (Après le tremblement de terre), pas de chats dotés de la faculté de parler le langage humain (Kafka sur le rivage), tout reste bien ancré dans la réalité, si ce n’est le fait que la jeune épouse perd une des fonctions vitales de l’être humain : le sommeil. Et c’est en perdant cette fonction qu’elle se retrouve sans le vouloir dans un autre univers, celui des nuits blanches à répétition. Après s’être retrouvée désemparée et inquiète au début de cette nouvelle expérience, elle décide de se lancer dans la lecture d’Anna Karénine. Roman qu’elle lit et relit sans jamais s’ennuyer alors que son fils et mari vivent leur vie emplie de rêves et de reconstruction.
MURAKAMI a le génie de créer un univers fantastique bien réel. Alors que dans la plupart de ses récits, il s’amuse à mélanger deux univers (le réel et l’imaginaire), dans « Sommeil », il détourne la réalité pour en faire une nouvelle réalité parallèle. Tout comme l’héroïne de ce récit, il ne considère pas cette bizarrerie biologique comme néfaste, mais plutôt comme une nouvelle manière de voir le monde, ou plutôt comme une opportunité de s’évader du train-train quotidien, ce qui est à la base de la fonction du sommeil réparateur. Pour lui, la littérature, le repli sur soi et l’isolement ont également une fonction réparatrice et primordiale dans l’équilibre humain. L’imaginaire se trouve dans toute chose, dans toutes situations et il suffit de sauter sur l’occasion pour en découvrir tous ses bienfaits.
Une nouvelle qui nous montre à nouveau la grande maîtrise d’écriture de grand MURAKAMI qui, en prenant un sujet simple et presque banal, transcende la réalité d’une manière à la fois sobre et travaillée. Sans avoir l’air d’y toucher, l’écrivain japonais nous offre un récit d’une justesse de ton parfaite et d’une pseudo simplicité bien à lui.
Cette édition cartonnée est également illustrée par Kat Menschik, une jeune illustratrice allemande de bandes dessinées née en 1968. Illustrations en noir, gris et blanc métallisés qui donnent un ton assez froid à ce récit qui n’en avait pas vraiment besoin.
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Le commentaire est éclairant et alléchant, sauf concernant un adjectif, intrus fâcheux:
» … au mépris d’une société SOVIETIQUE… »
Euh… Avez-vous lu « Anna Karénine », cher Pierre C »; sinon je vous conseille vivement cette lecture, même si elle doit être unique contrairement à l’expérience de l’héroïne de Murakami; le roman est très bon et en prime vous apprendrait que le régime tsariste en Russie n’avait rien à envier en matière d’hypocrisie et de mépris à celui des méchants bolcheviks!!
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Bonjour Oscar,
Merci pour votre rectification et désolé pour cette erreur ridicule que je viens de corriger.
Effectivement, je devrais lire « Anna Karénine » pour mieux comprendre la Russie de l’époque, mais j’avoue être plus porté sur le Japon. Un jour peut-être…
Merci pour votre intervention.
Pierre
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« pas de chats dotés de la faculté de parler le langage humain (Kafka sur le rivage) »
Il me semble que c’est le vieux Nakata qui a la faculté de parler le langage des chats…
Olivier
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Franchement, je ne m’en souviens plus.
Pierre
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Le philosophe Emil Cioran a beaucoup écrit sur l’insomnie, pour l’avoir vécue intensément. Haruki Murakami l’a-t-il vécue lui-aussi ? D’intéressantes comparaisons à faire…
« Quelqu’un a dit que le sommeil équivaut à l’espérance : admirable intuition de l’importance effrayante du sommeil – et tout autant de l’insomnie ! Celle-ci représente une réalité si colossale que je me demande si l’homme ne serait pas un animal inapte au sommeil. Pourquoi le qualifier d’animal raisonnable alors qu’on peut trouver, en certaines bêtes, autant de raison qu’on veut ? En revanche, il n’existe pas, dans tout le règne animal, d’autre bête qui veuille dormir sans le pouvoir. Le sommeil fait oublier le drame de la vie, ses complications, ses obsessions; chaque éveil est un recommencement et un nouvel espoir. La vie conserve ainsi une agréable discontinuité, qui donne l’impression d’une régénération permanente. Les insomnies engendrent, au contraire, le sentiment de l’agonie, une tristesse incurable, le désespoir. Pour l’homme en pleine santé – à savoir l’animal – il est futile de s’interroger sur l’insomnie : il ignore l’existence d’individus qui donneraient tout pour un assoupissement, des hantés du lit qui sacrifieraient un royaume pour retrouver l’inconscience que la terrifiante lucidité des veilles leur a brutalement ravie. Le lien est indissoluble entre l’insomnie et le désespoir. Je crois bien que la perte totale de l’espérance ne se conçoit pas sans le concours de l’insomnie. Le paradis et l’enfer ne présentent d’autre différence que celle-ci : on peut dormir, au paradis, tout son saoul; en enfer, on ne dort jamais. Dieu ne punit-il pas l’homme en lui ôtant le sommeil pour lui donner la connaissance ? N’est-ce pas le châtiment le plus terrible que d’être interdit de sommeil ? Impossible d’aimer la vie quand on ne peut dormir. »
CIORAN / Sur les cimes du désespoir, 1932.
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