« Le poisson-chat aux trois yeux » de OKUIZUMI Hikaru

Ai-je bien lu ce roman ? Je n’en suis pas sûr.

Mon plaisir a été fort lors de la première partie, avant de s’effondrer presque totalement (au point de me retrouver tout près d’en abandonner la lecture) pour nettement remonter à la fin.

Mon plaisir au départ a résidé dans la découverte que l’histoire racontée ressemblait tout à fait à un récit que j’aime lire ou voir en tant que lecteur ou spectateur : un jeune homme revient dans la maison familiale de son pays natal (ici afin d’enterrer son père), ce qui déclenche chez lui réflexions et souvenirs en lien direct avec ce retour (et cette perte, ce deuil récent). Le début est assez narratif, et même si le style crée une barrière avec l’action, que l’écriture est peu imagée, visuelle, on nous raconte quelque chose : l’enterrement du père et des souvenirs de pêche. On nous relate notamment l’anecdote (pourtant essentielle pour une anecdote) de son père pêchant un poisson-chat à trois yeux, le jour des morts, en plein mois d’août, quelques jours après la mort de son propre père. Ce récit n’est pas de première main, plutôt un assemblage de différents points de vue de famille sur une même « légende » mais c’est sublime car cela flirte avec le fantastique, avec l’irréel, au sein d’un univers normal, banal presque. Les membres de la fratrie font des suppositions, selon leurs croyances traditionnelles : ce poisson était-il la réincarnation du grand-père ? Mais rien n’est certain et c’est cette incertitude qui rend intéressant l’équilibre ténu entre merveilleux et réalisme.

Cette pêche étonnante est aussi à l’origine de la perte d’intérêt du père pour le christianisme, et c’est à partir de là que le roman a moins ferré mon attention. Le narrateur se met alors à accorder davantage d’importance aux réflexions théologiques qu’au récit de sa vie, ou qu’à l’action-même de vivre. Il se met à prendre beaucoup de temps pour expliquer qui sont ses deux oncles, l’un pasteur, l’autre l’héritier désigné du flambeau familial. La question de la transmission est centrale. Satoru (notre narrateur) s’imagine à un moment reprendre la propriété familiale et donne deux versions de cette rêverie, l’une idyllique, l’autre plus négative car plus réaliste : c’est un beau passage car il illustre bien le fonctionnement de l’esprit humain, cette capacité si particulière que nous avons à fantasmer notre passé/présent/futur de multiples façons. Bien sûr, la dimension religieuse s’explique par le choc de la mort du père et par le vide que cette disparition a engendré. Il est logique que les angoissantes questions sur la vie après la mort soient très présentes. Mais ça n’a pas empêché cette seconde partie de m’ennuyer.

Pour la résolution des enjeux amenés par le récit, on retrouve heureusement un peu d’action. Le jeune homme revient quelques mois plus tard au pays natal et se lance dans une partie de pêche. Il se trouve que c’est le jour des morts, celui-là même où son père dans le passé avait pêché le poisson-chat à trois yeux. L’animal est devenu pour les personnages, comme pour nous lecteurs, le symbole du deuil et des réflexions théologiques, mais aussi celui de l’esprit des pères morts récemment. La partie de pêche a beau être symbolique, elle n’en est pas moins visuelle, factuelle, et ce retour aux gestes est bienvenu. Elle finalise l’évolution que le fils a réussi à effectuer en dépassant l’apathie dans laquelle la mort de son père l’avait laissé.

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« En attendant le soleil » de TSUJI Hitonari

En Attendant le soleil est un peu le « roman caché » de Hitonari TSUJI. N’étant pas disponible en poche, il est moins visible que ses autres livres. Il l’a peut-être été à sa sortie, visible, mais si ce fût le cas, alors il ne l’est plus. C’est pourtant un roman riche et foisonnant. Il met en scène plusieurs personnages, et comporte donc plusieurs trames narratives, et tous et toutes ont leur importance. C’est selon moi la plus complexe des œuvres de cet auteur.

Shiro en est le narrateur principal. Il est « salisseur » de décor de tournage. Au moment où démarre le roman, il travaille sur un film historique.

Inoue en est le réalisateur. Ce vieil homme tourne son film ultime, le plus personnel. Le scénario raconte l’histoire d’un trio amoureux pendant la réalisation d’un documentaire filmé lors de la bataille de Nankin en Chine. Il se base sur ses propres souvenirs, ceux de son amour pour Fei Fan, une actrice chinoise faisant partie de ce trio.

Jiro est le frère de Shiro. Il est actuellement dans le coma : on lui a tiré dessus.

Tomoko est la script du vieux cinéaste. Elle fût la petite amie de Jiro mais va devenir celle de Shiro. Elle ressemble beaucoup à Fei Fan.

Fujisawa est un yakusa mi-occidental, mi-japonais, un métis. Il harcèle Shiro pour récupérer un cartable d’écolier qu’il avait confié à Jiro, avant que celui-ci ne tombe dans le coma.

Craig est le père américain de Fujisawa. Il a été fait prisonnier à Hiroshima en juillet 1945 et sait qu’une bombe atomique va être lancée sur la ville en août. C’est par l’intermédiaire du journal qu’il a écrit pendant sa détention que l’on connaît son histoire. Il est parvenu à confier son carnet à son sauveur, puis à la jeune japonaise qui portera son enfant.

Tous ont un point commun : ils attendent le soleil. Ou plutôt les éléments symboliques qui sont rattachés au soleil, à savoir la lumière, l’atome, la rédemption, l’amour, la survie. C’est un roman à plusieurs voix sur l’Attente.

Les différentes trames s’entremêlent, à la manière d’un montage alterné. Toutes sont reliées et s’éclairent mutuellement. « Le monde de Jiro » est celle qui permet de les coordonner car dans son rêve, dans son coma, Jiro redevenu enfant se balade dans l’univers de chaque personnage : le sien, celui de son frère, celui de Fujisawa, celui d’Inoue et de Fei Fan et enfin celui de Craig. Par le rêve, il traverse le roman et l’Histoire pour revenir à la source de tous les protagonistes.

L’attente ne finira pour eux que lorsque leurs plaies seront refermées. Il faut que leur situation actuelle se débloque, se décante et fasse un bond dans le 21ème siècle. Pour y parvenir, deux d’entre eux doivent faire un retour dans le passé. Inoué est resté figé sur la faute qu’il a commise à Nankin : avoir laissé partir son amour dans une rue de la ville, cette lâcheté ayant provoqué sa mort. Fujisawa est condamné à une vie médiocre de yakusa tant qu’il n’aura pas résolu son problème d’identité d’enfant métis. L’esprit de Jiro, dans son voyage onirique, doit donc dénouer des nœuds qui concernent la vie antérieure de ces personnages. Shiro et la script Tomoko, eux, n’ont pas de problème avec leur passé mais avec le présent : tant qu’ils ne savent pas si Jiro va sortir du coma ou si c’est la mort qui l’attend, ils n’auront aucun avenir commun en tant que couple. Quant à Craig, c’est avec l’avenir immédiat qu’il a un souci : il sait qu’il va mourir quand sera larguée la bombe atomique sur la ville où il est retenu prisonnier.

Mais c’est encore plus profond, plus complexe que cela : Inoue avoue à un moment avoir désiré que Fei Fan meurt et on sait que Shiro a envie, a besoin, que son frère ne sorte pas vivant de son coma.

Tsuji profite des allers-retours que font ses personnages entre l’époque actuelle et la seconde guerre mondiale pour dénoncer plusieurs éléments historiques. L’utilisation et les conséquences de la bombe atomique bien sûr, mais aussi les ravages qu’a causé l’armée impériale japonaise en Chine et sur le continent asiatique : pillages, humiliations, assassinats, viols. Il met en avant l’hypocrisie d’une colonisation basée sur la guerre, sur la force. Toute l’Asie connaît ces atrocités mais au Japon existe un courant politique, idéologique, de plus en plus important, qui veut déculpabiliser la population japonaise des crimes commis pendant les années 30-40. Hitonari TSUJI s’attaque à cette montée réactionnaire en condamnant le mal qu’a perpétué son propre pays dans un passé pas si lointain.

L’épisode Craig est une manière de fouiller au fin fond de l’être humain en décrivant ce que peuvent être les sentiments, les sensations et les pensées d’un individu situé dans le couloir de la mort, au seuil de la fin de sa vie. L’auteur se place dans la tête de cet américain en lui insufflant ses propres angoisses existentielles. L’angoisse de ne rien laisser au monde après sa disparition, de ne pas mourir en paix avec soi-même, de partir sans que son existence ait pu avoir de sens ou de se retrouver dans le grand vide après son dernière souffle. Comme dans Le Bouddha blanc, on retrouve les préoccupations métaphysiques de Tsuji. Ce personnage seul face à son Moi le plus authentique est typique de son œuvre. Si l’écrivain imprègne autant Craig de religiosité ce n’est pas seulement lié à sa culture américaine mais parce que la recherche d’une consolation supérieure, d’une présence mystique, nous dit-il, est une constance chez l’Homme – surtout face à la mort.

Tous sont dans une situation de crise qui les oblige à revenir sur eux-mêmes, à plonger au plus profond de ce qu’ils sont afin d’affronter leurs entrailles brisées, leur âme blessée.

Jiro est ce personnage qui s’avère être le double du narrateur en plus beau et en plus audacieux, dualité qui existe aussi dans L’arbre du voyageur et dans La lumière du détroit. Tandis que Shiro a un côté ordinaire, calme, posé, son frère est « extra-ordinaire » et vit dans l’extrême, dans l’aventure permanente. C’est par le coma, dans cette ironie du mal pour un bien, que Shiro peut mieux comprendre la relation qu’il a toujours eue avec Jiro. Petit il l’a admiré mais s’en est éloigné peu à peu quand ce dernier est entré dans la délinquance. C’est finalement grâce à « l’immobilité comateuse» de son modèle d’antan que le narrateur peut s’affirmer lui-même. Tant qu’il était vivant, il demeurait dans son ombre. Cette affirmation individuelle, existentielle, passe aussi par Tomoko. La petite amie de Jiro est attirée par Shiro le petit frère par un phénomène de transfert amoureux mais finira par ressentir de véritables sentiments à son égard.

« Le monde de Jiro » est donc un monde parallèle à la réalité qui se situe dans le subconscient du personnage. Cet univers a une place importante dans le roman car il contient tous les personnages mais aussi de nombreux symboles (le cartable est aussi une autre forme de ce « soleil » que chacun attend). On y voyage de sa chambre d’enfant aux ruines de Nankin où Inoue et Fei Fan s’aiment et se déchirent, en passant par son lotissement entouré de néant ou par la prison dans laquelle Craig est détenu. Comme toujours, Tsuji accorde un rôle non négligeable à l’activité du rêve. La mécanique de l’inconscient permet de sauter d’un lieu à un autre, d’une époque à une autre, de façon illogique et logique à la fois et de mêler dans un même chapitre des protagonistes qui ne se sont jamais rencontrés. Il me semble que c’est dans ce monde que les nœuds sont défaits et que tous dépassent la crise dans laquelle ils étaient retenus prisonniers. Dans cet univers, le cartable devient la bombe A et c’est Jiro en l’ouvrant qui la fait exploser.

En parlant de la délinquance et de la drogue, Tsuji évoque des aspects du Japon d’aujourd’hui qui prennent leur source au 20ème siècle. Tout ce qui existe dans le présent a une cause dans le passé.

Dans ce roman où plusieurs formes d’écriture se mélangent, le journal intime ou les récits enchâssés par exemple, il n’y a pas de héros, pas de bons ni de mauvais, simplement des individus qui sont toujours le fruit de leur propre histoire comme de la grande Histoire.

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« Une vague inquiétude » de AKUTAGAWA Ryûnosuke

Le Masque (1914)

Le récit peut se séparer en plusieurs parties :

La fête de la contemplation des fleurs de cerisiers. Elle est décrite vue d’un pont, d’abord de façon très factuelle, naturaliste, générale, avant d’être relatée en se focalisant sur l’homme ivre qui danse, un masque Hyottoko sur le visage, puis qui s’écroule, sans vie, après qu’un bateau ait percuté le sien. Le narrateur nous apprend alors, par la rumeur puis par le journal, quel était le nom du danseur – Heikichi. Cette information lui parvient comme s’il avait été le témoin de cet accident mortel, comme s’il avait été un spectateur installé à la rambarde du pont durant le déroulement de la fête.

 Le récit enchaîne ensuite sur l’histoire du mort. En particulier, à travers son rapport à la danse : sa danse à lui, grotesque, folle et dangereuse.

Puis est décrite sa relation à l’alcool, puisqu’il ne danse que sous l’effet de la boisson. Se pose la question de sa véritable personnalité : Heikichi est-il pleinement lui-même quand il est saoul ou quand il est à jeun ? Son vrai Moi est-ce-celui qui a bu ou celui qui est sobre ? À la fin de cette troisième partie est affirmée l’idée qu’il était surtout un menteur, que mentir était le trait caractéristique de son identité.

Dans la partie suivante, la vie de Heikichi est retracée selon ce qu’il en disait lui-même. Le récit devient une sorte d’autobiographie dans laquelle le danseur fou se raconte uniquement à travers des aspects négatifs (la secte de Michiren, le suicide et le vol), même s’ils ne sont pas tous liés directement à lui. On nous informe quand même à la fin que les faits de ce récit sont probablement faux, étant donné son goût du mensonge.

La dernière partie nous replonge dans l’accident mortel que connaît le personnage à bord du bateau. Le narrateur finit par s’exprimer à la première personne et décrit la même scène qu’au début mais avec cette fois-ci bien plus de détails et du point de vue des gens qui se trouvaient à bord. Le visage mourant de Heichiki est d’ailleurs offert au regard du lecteur. La nouvelle se termine sur le masque qu’il portait, que le narrateur humanise en en faisant le dernier point de vue de son récit.

C’est impressionnant. À l’issue de la lecture du texte de Akutagawa, je me retrouve presque estomaqué. Ce qui est passionnant c’est l’agencement de la narration, cette manière presque désinvolte de passer d’une focale à une autre, du présent au passé et d’un plan général à un sous-récit subjectif (qui plus est à un sous-récit qui était peut-être volontairement inexact). C’est brillant, virtuose.

Les sujets abordés touchent aux aspects sombres de l’être humain. Qu’est-ce qu’il faudrait penser de cette nouvelle ? Quelle morale ou quelle vision existentielle pourrait-t-on en extraire ?

Le doute (1919)

Un récit dans le récit. Le narrateur pourrait bien être l’auteur lui-même puisqu’il s’agit d’un intellectuel appelé à donner des conférences dans une autre ville que la sienne. Il y rencontre un homme qui lui fait le récit de sa vie.

L’intellectuel est un solitaire. Il séjourne dans cette ville à l’écart des quartiers habités. Une nuit, il reçoit la visite, silencieusement, mystérieusement de Gendô Nakamura, un homme sans âge à la voix atone. Commence donc une confession, celle de cet être poursuivi toute sa vie par sa conscience morale.

Il y a eu au départ un crime originel. Lors d’un tremblement de terre qui a provoqué un incendie, la femme de Nakamura se retrouve prisonnière des ruines de leur maison, en train d’agoniser. Une poutre lui est tombée dessus mais lui ne parvient pas à l’en extraire. Alors il la tue, certain qu’elle va périr. C’est peu à peu qu’un doute terrible grandit en lui qui va finir par l’envahir entièrement. Petit à petit, il se demande s’il n’a pas achevé son épouse, non pour l’empêcher de brûler vive mais parce qu’il désirait secrètement sa mort.

Il apprend alors à son interlocuteur qu’elle avait un défaut physique. Le lecteur pourrait en savoir davantage sur cette indication si la phrase suivante n’avait pas été supprimée du texte. Le passage manquant est clairement montré comme manquant. C’est un choix du narrateur que de ne pas décrire la nature de ce défaut physique, et donc la cause du désir du mari de voir mourir sa femme. Akutagawa rajoute délibérément du mystère au mystère.

Le doute (celui du titre) se fait de plus en plus pressant dans l’esprit de Nakamura. Il désirait la tuer. Le tremblement de terre et l’incendie étaient l’occasion rêvée pour passer à l’acte. Cette hypothèse finit par se changer en révélation et va alors agir sur lui comme une vague insurmontable de mélancolie. Le tourment sera si puissant, si pesant, qu’il ne pourra plus garder son doute pour lui. Il finit par tout avouer au pire moment de son existence : le jour de son remariage. Comme un coup de folie, comme une libération. Il vit depuis dans le déshonneur et la marginalité.

Lui-même trouve la morale de son histoire : chacun possède un monstre en son sein, capable de se réveiller et de prendre le dessus. Décidément, l’écrivain veut nous donner une vision très complexe de l’âme humaine.

Et à la toute fin, un dernier mystère non résolu s’ajoute aux précédents : Nakamura a un doigt en moins. L’intellectuel aimerait l’interroger sur ce point, mais ne le fait pas.

Le wagonnet (1922)

La simplicité du récit et la profondeur complexe des personnages. Voilà l’opposition qui me vient tout de suite à l’esprit à la fin de cette lecture.

L’histoire racontée n’est ni compliquée ni tortueuse. Un enfant de huit ans est fasciné par le chantier d’une voie de chemin de fer. Nous sommes au début du siècle, du 20ème, le train est une importation occidentale récente au Japon, terriblement moderne à ce moment-là. Il grimpe une fois sur un des wagons en compagnie de deux autres enfants mais ils se font chasser par un des ouvriers. Plus tard, il revient seul, on accepte qu’il aide à pousser un wagon et il le fait jusqu’à ce qu’il se retrouve suffisamment loin de chez lui pour qu’une inquiétude, puis une rage, puis une peur puissante s’emparent de lui jusqu’à l’ensevelir totalement. Cette montée d’appréhension considérable a ses raisons : il a peur de se faire disputer par ses parents, de rentrer en pleine nuit, de se perdre. Mais l’expression concrète qu’elle prend devient quasiment irrationnelle.

C’est à nouveau un récit sur l’angoisse, sur le réveil du fou ou du monstre que l’on a tous en soi. Un enfant s’éloigne un peu trop loin de son périmètre familier, et c’est le venin redoutable de la grande Peur qui s’implante dans sa chair, dans son esprit. La course à pied dans laquelle il se jette, cette course folle qui l’entraîne vers son village, en se délestant petit à petit de ses vêtements, le fait redevenir un sauvage, un petit être a-civilisé, comme s’il était en train de fuir la rupture avec la raison, le calme, la normalité, une rupture qu’il sent imminente en lui. Les « fourrés sombres », à l’instar de la nuit tombante, sont les symboles de ce vertige surpuissant et métaphysique.

Ces trois nouvelles incroyables ont beau être rassemblées sous le titre de « Une vague inquiétude », on peut dire qu’elle n’est pas que vague cette inquiétude, mais intense, massive, presque invulnérable.

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« Tokyo décibels » de TSUJI Hitonari

 Il y a au départ l’attirante édition française qui accroche le regard. La forme carrée, le papier épais et cartonné, le prestige du nom de la maison d’édition (Naïve), le dessin coloré sur le fond noir de la couverture, une rue pleine d’enseignes illuminées de Tokyo. Au départ, il y a donc le plaisir d’avoir emprunté ce roman, de l’avoir dans son sac, de le tenir entre ses mains. J’apprends en plus que l’auteur est aussi poète et chanteur de rock. J’aime le titre, simple, qui convoque à la fois le son et l’espace, l’ouïe et la vue.

Un roman qui démarre directement avec de l’action, porté par une écriture simple, assez dépouillée, très peu lyrique : urbaine, moderne. Tel est d’ailleurs son héros.

Le récit est bien équilibré entre les différents fils narratifs qu’il tisse :

  • le héros et sa copine
  • le héros et son amante
  • le héros et sa carte sonore de Tokyo
  • le héros et son vieil ami retrouvé

Un roman sur la solitude et la perte de sens existentiel. Comment s’en sort-on dans la vie quand on a 30/35 ans ?

La perte du désir de vivre en rocker dans un groupe puis de celui de l’amour passionné m’ont touché. Les deux hommes du livre sont remplis de doutes, connaissent la déception, sont nostalgiques. Il n’y a rien de simple en eux comme dans ce monde, et ils le savent, et ils le vivent. C’est la difficulté d’être, de vieillir, de perdre espoir.

 Le son des cloches des temples sont décrits comme des sonorités qui font du bien, par leur rareté, leur douceur, par les repères traditionnels qu’elles représentent peut-être. Repères qui ne semblent plus avoir cours aujourd’hui puisque l’on boit, que l’on se laisse entraîner dans une secte, ou que l’on se met à espionner son ex. Il reste alors l’errance, les nuits blanches et ces petits matins où l’on s’assoit sur un banc à ne plus savoir que faire. Les cloches résonnent à nouveau, ça apaise quelques instants, mais ça ne signifie pas que l’écho de ce son apportera un remède durable à la solitude de ces âmes japonaises.

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« Clair-obscur » de NATSUME Sôseki

Ce roman est une montagne, un colosse ; il est pourtant inachevé.

Il se lit bien, très bien même. L’écriture est un ruisseau d’eau claire, les chapitres sont courts et les scènes, souvent dialoguées, sont parfois entrecoupées de réflexions sur les personnages. On voit parfaitement ce qui est décrit. C’est très visuel, assez bavard sans jamais être superficiel et surtout crédible, terriblement crédible. Crédible car lucide.

La plus grande partie du récit se déroule en quelques jours. L’intrigue apparente est rudimentaire : tandis que Tsuda se fait opérer, sa femme Nabuko remet en doute leur mariage et son ancien amour refait surface par l’intermédiaire de personnages secondaires. Ça tient en quelques mots et pourtant Clair-obscur est d’une grande richesse.

Il procure deux sensations différentes, celle d’être un livre direct, dynamique, tout en étant lent et long à la fois. Clair et obscur. Il joue cette dualité afin de nous donner à voir et à penser un monde où les individus sont compliqués, ambigus. Il défriche, décortique, revient sur des détails ou des attitudes que l’on avait simplement entrevus mais qui s’avèrent décisifs. Quand il s’attache à expliquer la psychologie des protagonistes, ce n’est jamais ankylosé, mais toujours aérien. J’imagine Soseki à sa table d’écriture en train de sourire constamment sous son sérieux japonais. Il connaît parfaitement ceux qu’il met en scène, alors même qu’ils sont tous différents les uns des autres, et sait s’immiscer aussi bien dans l’esprit des jeunes femmes que des vieux intellectuels. Cette capacité à saisir, dans l’action visuelle, la totalité éparse d’un personnage est exceptionnelle. Ces descriptions veulent tout englober et pourtant on ne pourra jamais dire qu’elles sont closes, fermées. Le sens de l’ambiguïté humaine est tellement présent chez Soseki que l’on comprend vite qu’une information donnée sur un caractère peut être démentie  quelques lignes plus tard. La façon de passer d’un individu à un autre est étonnement désinvolte – presque « relax » –, comme si le roman bondissait, rebondissait, à sa guise, avec souplesse. Le tout n’est pourtant jamais lyrique, sans aucune envolée vers l’imagination : c’est en restant au plus près du réel que Soseki parvient à transmettre tout ce qui se passe dans l’esprit de ses personnages (peur, fantasme, anticipation, observation de soi comme des autres).

C’est un grand, un énorme roman d’une lucidité éblouissante – alors même qu’il est inachevé !

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« Install » de WATAYA Risa

C’est le premier roman de cet auteur dont le second, L’appel du pied, a reçu le prix Akutagawa en 2003. Dans une interview télévisée disponible en vidéo sur Internet, le charme de cet auteur m’a particulièrement touché. Une connaissance japonaise, quand je lui ai demandé son avis sur ce jeune génie littéraire, m’a juste répliqué : « celle fille est vraiment bizarre ».

Peut-être l’est-t-elle effectivement. Difficile à dire quand on est un français non nippophone. Si on décide de la confondre avec Asako, son héroïne, alors sans doute l’est-elle, oui.

Une jeune femme de 16/17 ans décide de ne plus se rendre en cours au lycée, de vider entièrement sa chambre de tous les objets et du mobilier qui l’occupaient et d’accepter de devenir une sexy-lady virtuelle suite à l’offre que lui a faite son voisin en ce sens – son voisin de 11 ans. Cette adolescente « bizarre », elle le dit elle-même d’ailleurs, décrit dès le début les raisons qui la poussent à quitter le cours normal de la vie lycéenne : elle ne veut pas rentrer dans le rang, dans la norme, elle a peur de perdre son originalité, son identité en se fondant dans la même vie que tout un chacun. Alors elle sèche l’école comme on démissionne, pour s’accorder une pause, pour faire le vide (au sens propre comme au figuré donc).

C’est un roman d’apprentissage : une crise d’identité amène un personnage à emprunter un chemin où le côté obscur du monde va s’offrir à lui (ici, les hommes pervers qui peuplent les sites pornographiques). C’est comme une série d’obstacles qui permet au héros de régler ses problèmes afin d’avancer à nouveau, en devenant à la fois lui-même et quelqu’un d’autre. Elle le dit à la fin : elle a décidé de retourner au lycée et compte bien rencontrer des gens en chair et en os, des vrais gens de la réalité véritable. Elle a eu besoin de s’enfermer dans sa chambre pendant plusieurs semaines pour renaître, et à la fin elle se sent prête – preuve qu’elle a mûri.

La langue est celle d’une lycéenne, les réflexions aussi, mais cette vague distance que la narratrice a sur ce qu’elle vit et pense rend le livre, par petites touches, subtil et profond. Il permet assez bien de se rappeler de ses 16 ans, de renouer avec celui ou celle que l’on pouvait être alors. L’écriture cristalline allie récits et pensées, dialogues naturels et interprétations. Tout est cohérent, le lieu est presque clos, peu de ruptures interviennent, ça coule tout seul, comme on dit, et ça en exprime beaucoup sur les difficultés de vivre, à 16 ans en l’occurrence mais en général aussi, ainsi que sur la solitude de chacun (où est le père ? Où sont les amis ?). Wataya Risa est bien sûr en phase avec son époque, en se servant d’Internet pour nourrir son court et charmant récit – aussi charmant qu’elle semble l’être également.

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« La ballade de l’impossible » de MURAKAMI Haruki

Il s’écrit sans doute tellement d’essais, de biographies et d’articles sur l’œuvre de Haruki Murakami qu’il paraît difficile d’en dire quelque chose de nouveau ou d’original.

Mais dire simplement que sa lecture me touche semble possible. Ou plutôt dire qu’elle me berce. Dire qu’il y a cette légère mélodie qui instantanément m’emporte. Il y a les mots, les phrases, ces petites touches de détails sur le temps, sur l’atmosphère qu’il fait par moment, ces courtes scènes qu’on dirait inutiles mais qui sont décrites avec tant de subtilité qu’elle parviennent à me transporter dans un visuel familier. Avec cette mélodie légère, mon esprit peut transposer ces scènes dans un visuel qui m’est intime. Haruki nous donne de l’espace, de l’air libre. Il n’y a rien de rebutant car son écriture est douce et fluide, sans jamais donner l’impression qu’il veut à tout prix nous charmer. Non, c’est une sincérité naturelle qui déborde du texte et vient avec évidence nous séduire.

L’histoire est simple. Il n’y a aucune intrigue brillante ou sophistiquée. Il s’agit d’un réel (bien que fictionnalisé) qui sonne aussi bien vrai que vraisemblable. Il y a le fond historique, ou l’arrière-fond de l’histoire récente, la fin des années 60, qui depuis longtemps m’intéresse, et qui donne au récit son ancrage dans la réalité. On sait que ces années-là ont connu des révoltes sur les campus du monde entier, ce qui fût aussi le cas au Japon. Murakami parle de ces luttes révolutionnaires, les évoque, mais comme son narrateur n’y participe pas, le lecteur y est très peu confronté. Haruki ne s’y est sans doute pas intéressé lui-même à l’époque et n’a d’ailleurs aucun regret sur ce point. C’est l’amour et la littérature seuls qui l’ont animé. Le sujet réside donc dans la manière dont un jeune homme devient adulte et fait son apprentissage de la vraie vie et des responsabilités qui vont avec, tout cela à travers ses histoires d’amour. Tout à fait le sujet sur lequel je peux plaquer mes propres préoccupations comme mon parcours personnel : mêmes lectures, caractère solitaire, un calme raisonnable en apparence, nécessités fréquentes à se détacher du réel, difficultés à devenir un véritable être sociable.

De même, il possède à deux moments différents deux amis qui s’avèrent plus que lui en toute chose : plus à l’aise dans le monde, dans l’action, plus légers et plus profonds, plus beaux, plus séduisants pour les filles, plus sensibles (Kizuki) ou plus insensibles (Nagasawa). Cette amitié faite de deux êtres différents mais généralement complémentaires me touche toujours, aussi bien dans l’existence que dans les œuvres que je peux lire ou voir.

Le sexe aussi. Murakami met en scène des personnages qui possèdent une activité dans ce domaine, qu’elle se fasse seul ou à deux, qu’elle s’exprime dans le fantasme ou dans l’altérité. Et c’est important de retrouver cet aspect dans un roman car la vie de l’être humain est faite de sexe, qu’on le veuille ou non. En le lisant, j’ai eu le sentiment, qu’en matière de mœurs, les Japonais étaient passés par les mêmes étapes à la même époque que les européens, et d’établir cette correspondance m’a fait très plaisir. Car c’est finalement la même complication et la même simplicité que nous connaissons en France et dans les pays qui nous entourent. J’aime les scènes où Watanabe et Nagasawa vont draguer à Shibuya le samedi soir et le fait que ça marche aussi facilement (même s’il y a un soir où c’est moins simple que d’habitude), j’aime l’idée qu’il y ait des Japonaises qui couchent le premier soir en étant aussi libérées, aussi égales en liberté que leurs homologues masculins.

On a donc affaire à un héros jeune, qui n’est en fait pas du tout un héros, qui se pense comme ordinaire, un lecteur cultivé, un solitaire peu dans l’action et qui vit malgré tout des histoires sexuelles avec des jeunes femmes, et qui apprend peu à peu à entrer dans le monde adulte : difficile de ne pas avoir aimé cette lecture.

J’aime le fait que Murakami nous mette face au suicide, à la folie, à la grande solitude, à la difficulté d’être au monde (une habitude il faut croire), aux pentes glissantes, dangereuses, âpres mais avec nuance, douceur, sans brutalité, dans une tendre musique mélancolique. Cette dernière a beau être peuplée de notes dissonantes, il a la volonté de nous montrer que cela fait partie de la vie, que les difficultés que l’on connaît tous viennent du simple fait de vivre et des injustices inhérentes à l’existence en soi (même s’il élude la possibilité qu’elles puissent provenir aussi d’un système économiquement injuste). Généralement, il l’exprime par l’intermédiaire d’un personnage racontant ce qu’il sait de la douleur ayant suivi un événement tragique (sauf quand Watanabe va voir le père mourant de Midori). Il impose ces difficultés existentielles à son héros pour le faire grandir, pour le faire sortir de lui-même, de son foyer, de ses habitudes et des barrières de protection qu’il avait lui-même érigées entre sa propre vie et le monde extérieur. Un vrai roman d’apprentissage.

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« La femme de Villon » de DAZAI Osamu

J’avais déjà entendu parler de Osamu Dazai comme d’un écrivain japonais passionné par la France – il a d’ailleurs résidé dans notre pays. Le fait d’évoquer Villon dans le titre de cette nouvelle en est un exemple probant. Pourtant je ne connais presque rien de Villon, mis à part les stéréotypes élémentaires : poète, coureur de jupons, ami des prostituées, alcoolique et certainement en confrontation avec son époque. Alors forcément un titre pareil, « La femme de Villon » ? Où donc, au Japon !? J’étais intrigué avant même de lire ce texte.

Et je dois avouer que je le suis encore.

L’histoire débute dans la nuit, quand l’épouse de Otani est réveillée par l’arrivée de ce dernier, ivre comme d’habitude. C’est elle la narratrice, ce qui confère au récit un caractère bien particulier puisqu’il s’agit à coup sûr d’un autoportrait déguisé de l’auteur, inspiré par le personnage de Villon, mais vu par les yeux d’une femme. L’arrivée de deux tenanciers de restaurant nous apprend que Otani leur a volé de l’argent. Le voleur s’enfuit après avoir menacé de planter une lame dans le ventre des restaurateurs.

Le personnage d’Otani est fuyant au propre comme au figuré car toujours raconté et décrit par les autres, soit par l’un des restaurateurs, soit par la narratrice elle-même. À l’instar du Don Juan de Molière, cette omniprésence dans les propos ou dans l’esprit des protagonistes secondaires, mais son absence dans les faits, l’entoure d’une aura de mystère tout à fait séduisante. « séduisant » est d’ailleurs l’adjectif qui revient le plus souvent pour le qualifier. On apprend que c’est un poète, un essayiste, buvant beaucoup et ayant de fortes inclinaisons à la fugue, à la dérobade. Personne ne semble vraiment le connaître, tout le monde est toujours surpris par ses originalités, même sa propre femme, qui, par exemple, n’a jamais rien su des activités de littérateur de son mari. C’est par une publicité pour l’essai qu’il vient d’écrire sur François Villon qu’elle découvre que c’est un auteur publié – ce qui est une excellente idée narrative car la publicité aperçue au hasard donne une preuve objective, « sociale », à son existence en tant qu’écrivain.

Le récit tourne autour du remboursement de l’argent volé. L’épouse doit trouver un moyen de rendre la somme dérobée à ses propriétaires, ce qui va finalement lui permettre de se libérer de la mauvaise situation où elle se trouvait : pauvreté, solitude et obligation de s’occuper de son fils chétif, maladif. Engagée par les commerçants, elle finit par gagner son indépendance et par, comme elle le dit, commencer une vie plus « légère », en acquérant de l’assurance, en se faisant séduire par les clients et en ayant la chance que le remboursement ai lieu au moment voulu.

Ce n’est qu’à la fin que l’on comprend qui est réellement Otani, lorsque la narratrice relate une discussion qu’elle a eue avec lui. Durant cette dernière, il évoque le malheur permanent dans lequel il vit depuis toujours et sa peur de Dieu – qui l’empêche de se suicider afin de trouver la paix. Il avoue être obsédé par la mort. C’est donc en prenant en compte ce que je sais de Osamu Dazai que j’ai conclu que l’auteur parlait de lui-même à travers ce personnage. Le fait que Otani se dise mal compris par ses contemporains et que son époque se trompe sur son compte, alimente ce parallèle. Il suffirait de lire une biographie sur Villon pour saisir avec encore plus de profondeur qui est le personnage central de cette nouvelle et qui est véritablement son auteur.

Néanmoins, à la toute fin, survient un événement que je ne parviens pas à m’expliquer : la femme est violée par un jeune admirateur de son mari. Ce viol est-il une façon de la punir de s’être émancipée ? Ou est-ce une façon de dire au lecteur que le malheur est et sera toujours là, qu’il est inhérent à la vie-même ? Je ne saisis pas ce que l’auteur veut signifier en faisant survenir ce viol. Surtout que cet acte, qui selon moi est odieux, n’est pas vécu et raconté comme tel par la narratrice, qui parvient ensuite à le cacher de tous avec une grande facilité. Elle paraît si peu traumatisée que très peu de temps après, elle se révèle même sensible à la joliesse d’un effet de lumière sur un verre posé sur une table.

La nouvelle se termine par cette phrase : « le principal, c’est que l’on soit en vie ». Et là encore, le mystère m’envahit. Est-ce une parole d’espoir, ou est-ce une manière de déclarer qu’il est toujours très difficile de vivre ?

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