« L’arbre du voyageur » de TSUJI Hitonari

Un vrai roman d’apprentissage aussi. Un jeune homme part à la recherche de son grand frère dont il n’a plus de nouvelles depuis six ans.

               Au début il y a, comme souvent, la mort. Celle de leurs parents en l’occurrence. C’est le point de départ, ce qui libère et ce qui motive ensuite pour partir en mission. Sans attaches, le jeune homme souhaite désormais retrouver son unique repère familial, ce grand frère mystérieux. J’aime cette idée : se donner une mission à remplir, un contrat à honorer avec soi-même. C’est un besoin pour lui, mais généralement les personnages en quête, en recherche, m’intéressent, quels qu’en soient la raison ou le dessein.

               Il y a donc une recherche, qui avance peu à peu à travers une série d’indices que le disparu a laissé derrière lui, une succession d’étapes, tout cela relaté de façon réaliste : le voyage à Tokyo, l’emménagement dans l’appartement du grand frère, la découverte des proches de ce dernier (les deux dernières petites amies, Hisami et Atsuko, et son collègue du « jardin d’Eden », le fleuriste Yasuda), le tee-shirt avec le sang, le répondeur enfin. Le lecteur suit le même cheminement que le jeune homme, et en même temps que ce dernier, apprend qui était le grand frère, Yuji ; peu à peu son portrait se dessine, se précise. J’aime ce personnage-fantôme pour ses fugues, sa nature fuyante, sa difficulté à rester dans les normes, sa timidité, sa bizarrerie. Les discours des protagonistes rencontrés construisent son portrait mais les souvenirs du petit frère aussi y participent, quand ils surgissent spontanément (en cela l’auteur obéit à la nature imprévisible du souvenir). Yuji s’y avère là froid, cruel, dangereux, autodestructeur, distillant des faits, des gestes et des phrases énigmatiques.

               Le jeune homme a toujours vécu dans l’ombre immense de son aîné et c’est justement parce que le second n’a été qu’une présence fantomatique et lointaine qu’il n’a pas pu devenir par lui-même quelqu’un, un adulte capable d’acquérir sa totale indépendance. Il ne l’a pas tué. Il faut toujours tuer le grand frère pour ne plus seulement rester le petit. C’est d’abord en faisant l’amour avec Hisami puis en apprenant son décès qu’il s’en libère. Dans sa quête, il côtoie des êtres fragiles, qui rêvent, qui sont attirés vers l’ailleurs, leur ailleurs. On sent chez eux une vraie détresse à ne plus savoir quoi faire, ni qui être. Ils sont perdus, sans boussole intérieure. Et il y a le suicide à la fin, la folie est proche, sur le fil : cette mort sociale qu’a organisée Yuji. Il y a enfin cette supposition émise dans les dernières pages que c’est lui qui aurait amené Yasuda à sauter du haut de son paradis vert.

               On retrouve ici aussi cette déambulation dans Tokyo (comme dans Tokyo décibels) d’un orphelin seul avec sa recherche personnelle. C’est son « arbre du voyageur ». Dans ce monde actuel qui est un désert de sens et où la vie est errance, chacun cherche l’eau qui pourra enfin l’abreuver, étancher sa soif, le faire vivre.

               Et à la toute fin, de finalement retrouver (enfin) Yuji (devenu une sorte de zombi mystique), on a affaire à un coup de théâtre, un rebondissement narratif plutôt fort (puisqu’on le pensait mort).

               Mais, et l’avion qui disparaît à la fin au loin?

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« Kitchen » de YOSHIMOTO Banana

Un recueil de deux nouvelles

 

Est-ce le hasard ou une constante ? Des histoires de deuil reviennent souvent d’un roman japonais à un autre. Un ami a une théorie selon laquelle cette récurrence s’expliquerait par le traumatisme dû aux deux bombes nucléaires de 1945. Je suppose qu’il faudrait approfondir la question.

               J’aime le prénom de cet auteur, j’aime le fait qu’elle ait écrit ce recueil de nouvelles à l’âge de 23 ans, et j’aime qu’elle se confronte justement à ces thèmes du deuil, de la mort des proches, de la solitude et du sentiment de marginalité que cela induit, alors que ses personnages ont tout juste la vingtaine. Des filles, orphelines, veuves, des jeunes personnes marquées par la mort sans pitié, par la douleur intime, par la difficulté à être au monde, quand on est soumis au décès de sa grand-mère (Kitchen) ou à celui d’Eriko son ami transsexuel (Moonlight Shadow). Banana nous présente ces deux filles juste après le drame, en pleine crise de souffrance métaphysique et à chaque fois survient un autre personnage (le fleuriste ou Urara) qui vient les sauver et leur offre la possibilité de renouer avec la vie, la société, le travail, l’amour. Il s’agit donc d’un chemin, celui que parcourent ces filles, de l’ombre à la lumière, un chemin qui les extirpe du malheur absurde d’avoir été orpheline ou veuve à 20 ans.

                Les phrases sont simples et douces, la poésie délicate. C’est la finesse et la subtilité du style qui me restent à l’esprit après cette lecture. La mélancolie des balades, de l’errance, de l’instabilité et en même temps ces repères géographiques obsessionnels que sont la cuisine ou le banc près de la rivière. Les personnages cherchent ces repères dans la brume injuste dans laquelle le sort les a jetées et où elles évoluent à petits pas indécis.

                Il y a des scènes très belles, très fortes. Celle tout en détails où un des deux personnages principaux décide au milieu de la nuit de rejoindre le garçon qu’elle aime dans une autre ville, en taxi, afin de lui amener à manger – en réalité l’espoir d’une vie à deux, d’une sortie du deuil. J’aime cette ellipse qui sépare la première partie de la seconde quand l’on s’aperçoit que plusieurs mois se sont écoulés et que l’on comprend que c’est pendant ce laps de temps qu’est survenu l’assassinat du transsexuel : c’est vacillant et brutal. J’aime les indications montrant que les personnages rient fréquemment, de ce rire qui permet de camoufler la douleur, la perte. Ce sont des gens gais qui ont été frappé par la mort. Les filles pensent, réfléchissent énormément, apprennent à se connaître elles-mêmes – et finissent par se remettre à vivre. Par l’amour ou par l’intervention surnaturelle d’un fantôme amical, elles parviennent à s’en sortir, plus fortes, mieux préparées à ce qui les attend, à l’avenir qui s’annonce, à d’autres difficultés bien sûr, mais à des joies aussi. On les quitte bien plus lucides qu’au moment où on était entré dans leur vie.

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« 1969 » de MURAKAMI Ryû

Déjà la couverture de l’édition de poche chez Piquier : cette hippie japonaise souriant malicieusement (mais vaguement), derrière ses lunettes rondes et teintées, un cœur rouge-rose-mauve sur la poitrine, sorte de Janis Joplin aux yeux bridés et aux longs cheveux noirs tombant en cascade sur ses épaules.

             Puis le titre : 1969. Une date, une évocation forte, pas du tout insignifiante. Une date parmi les dates, de celles qui ont compté, de celles qui sont restées – même pour des lecteurs nés bien plus tard.

           Ce livre raconte une année de la vie d’un lycéen, celle du narrateur Ken, assurément le double de l’auteur. C’est donc l’année 1969 d’un jeune homme de 17 ans qui vit à Sasebo dans le Kyushu. Deux événements importants vont jalonner cette période : le montage d’une barricade dans son lycée et l’organisation d’un festival mêlant théâtre, cinéma et concerts.

             Le contexte de l’époque est clair, explicite, toujours nourri d’une foule de références culturelles et politiques que Ken nous rappelle à chaque chapitre. D’ailleurs le titre de ces derniers renvoie toujours à des personnalités internationales qui sont liées, de près ou de loin, à l’année 1969. C’est renforcé par la présence d’une base militaire américaine qu’abrite Sasebo depuis 1945. Les lycéens sont directement en relation avec l’état politique du monde. Ken ouvre ses mémoires sur cette idée et n’aura de cesse de la faire courir tout au long de son récit.

           La question politique est omniprésente, c’est l’époque où la plupart des jeunes gens s’y intéressent ou s’en occupent : « les temps sont en train de changer » comme le chantait Dylan. Les personnages parlent de lutter contre la guerre du Vietnam, contre les examens d’entrée à l’université et contre le capitalisme. Et Kensuke est de ceux-là. Sauf que ce n’est pas un militant politique solennel et austère. Il se trouve qu’il aime bien mentir, ruser, lancer des fausses pistes. C’est un garçon malin en butte avec une société rigide et un monde adulte sévère et conservateur. Il est plein de désirs mais se sent enfermé, empêtré dans la vie sociale. Il est pourtant dans l’action et parvient même à entraîner ses camarades.

             Le style est assez simple, direct, sans digression, composé d’un grand nombre de dialogues et d’explications distanciées. On rit souvent. Kensuke sait se moquer de l’adolescent qu’il était, de ses concitoyens comme des situations qu’il a traversées. Rien n’est jamais lourd, ni vraiment grave car les protagonistes finissent toujours par se sortir de leurs difficultés.

            Mais difficultés il y a malgré tout, puisque derrière les aventures énergiques de jeunesse dont le narrateur se souvient des années plus tard, se dissimulaient des aspects plus difficiles à vivre. Les conséquences de la barricade lycéenne montée en secret pendant la nuit sont assez parlantes de ce point de vue : dès qu’elle est découverte au matin, les responsables sont immédiatement sanctionnés par la police et par le conseil de discipline de l’établissement. Les descriptions des milieux interlopes via l’arrivée du yakusa y participent également, tout comme le personnage de cette ancienne camarade de classe qui finit par se prostituer auprès des GI’s américains. Un passage dit d’ailleurs tout ce que la légèreté d’un regard rétrospectif amusé ne suffit pas à recouvrir : « Je ne me supporte plus moi-même. C’était la réplique qu’un jeune de dix-sept ans n’a pas le droit d’exprimer à voix haute, à moins que ce ne soit une méthode d’approche pour séduire une fille. C’était un sentiment que nous éprouvions tous, surtout dans une ville de province, sans argent, sans sexe, sans amour, sans rien. La perspective toute proche de la sélection et de la domestication ne faisait que renforcer cette répulsion naturelle. Mais il y a des choses qu’il ne faut pas dire, car elles jettent une ombre sur toute votre vie ».

            Tout est là. La solitude, le désarroi, la peur de l’avenir et la crainte de perdre son enfance et cette lumière que l’on a tous en soi. Ryû préfère ne pas s’étendre là-dessus. Il l’a exprimé dans d’autres romans mais pour 1969 on sent qu’il n’a pas envie de jeter cette ombre sur les souvenirs qu’il a conservés de sa grande année.

            Mais l’ombre est là pourtant, je l’ai vue, elle nous recouvre à la fin du livre lorsque le temps du bilan est venu et que Ryû joue au jeu dangereux du « Que sont-ils devenus ?». Car chacun sait, je le sais, que l’époque des rêves, de l’amour et de la révolution est passée, que depuis lors on est loin de l’insouciance qui y régnait et des multiples possibilités qui étaient offertes aux jeunes gens. Le monde des adultes, celui qui domestique et sélectionne, les a tous rattrapés. C’est pourquoi le plus souvent possible l’auteur s’amuse et amuse son lecteur en utilisant sciemment un ton détonnant plein de mordant, d’ironie, de provocation.

           Au fond ce que veut le garçon de 17 ans qu’est Ken c’est embrasser des filles. La politique et l’art ne sont que le prétexte et la méthode pour y parvenir. Tout ce qu’il entreprend est fait pour aboutir à ce résultat. Il choisit pour cible la fille la plus mignonne du lycée et tente de la séduire. Il pense y parvenir en engageant une action révolutionnaire et c’est pour cette raison qu’il devient le leader des militants de la barricade. Il cherche aussi à se rapprocher d’elle en l’engageant pour jouer dans sa pièce et dans son film. De la même façon qu’il use des références dans le vent (Marx, Rimbaud, Godard), il se sert des moyens et des attitudes de son époque, davantage pour la frime que par réelle conviction. Et ce n’est en réalité pas du tout choquant car il faut bien admettre que l’art ou l’engagement politique sont effectivement souvent des moyens d’emballer les filles.

            Seulement, Ken est toujours en décalage avec son obsession du sexe lorsqu’il se retrouve en présence de Kasuko Matsui (la plus mignonne du lycée donc). Il apparaît incapable de lui exprimer ses sentiments et son désir. Il n’y a même pas un seul baiser échangé entre eux, alors qu’il est clair qu’ils sont amoureux l’un de l’autre, et le savent tous deux. On est loin de Murakami Haruki qui, dans La ballade de l’impossible, autre roman se passant en 1969 (et écrit à la même époque), met en scène l’amour physique – même s’il le fait sur un ton mélancolique et au sein d’un récit douloureux.

            Je voudrais tout de même relativiser l’idée que Ken utilise l’engagement politique pour d’autres finalités que celle qui aspire à créer une meilleure société. Car son « festival érectile », sa grande fête, rejoignent ce qu’il voudrait que la vie en société devienne, à savoir une fête « qui n’aurait pas de fin » : le plaisir, la joie, le ludique en permanence, tout ce qui semble être le contraire du Japon de 1969, son monde du travail, son mode de vie domestique et son univers sérieux, hypocrite et ennuyeux. Derrière ce que le jeune homme parvient à organiser, il y a assurément un programme politique. Le festival est une réduction de ce que Ken veut connaître à grande échelle : des tas de gens différents rassemblés au-delà leurs disparités autour des arts et de la musique, à danser, à s’amuser, à manger et à s’aimer. Cette petite utopie a fonctionné ce soir-là : pourquoi ne fonctionne-t-elle pas tout le temps et pour tout le monde ?

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« La harpe de Birmanie » de TAKEYAMA Michio

    Le titre « La harpe de Birmanie » comme le sujet de ce roman ne suscitaient pourtant guère mon désir de lecteur.

    Nous sommes en 1945, c’est la fin de la seconde guerre mondiale et une troupe de soldats japonais faits prisonniers en Birmanie apprennent que le Japon a capitulé suite au largage de deux bombes atomiques. Seulement, une compagnie nippone résiste encore quelque part dans le pays birman et si personne ne les informe qu’il n’est plus nécessaire de se battre, elle va mourir en vain. Un soldat se décide seul à accomplir cette mission : Mizushima.

    L’écriture directe et sans manière est d’une humble allure. La préface nous informe que c’est un ancien soldat de la guerre en Birmanie qui a fait le récit de cette histoire à l’auteur, et c’est sans doute de ce dispositif de narration que provient la simplicité, la timidité presque, du style. Un militaire nous parle et raconte la fascination et l’amour que lui et ses camarades envoyés sur le front birman ont ressentis pour Mizushima.

    Ce personnage principal n’est donc jamais vu que de l’extérieur. Les premières pages nous le présentent comme jeune, malin, brave, sachant jouer de la musique et capable d’être confondu avec un autochtone quand il s’habille en tenue birmane avant de partir en éclaireur. C’est son talent et ce sont ses exploits qui nous sont contés par un témoin direct. Même quand il part remplir sa mission et qu’il disparaît de l’entourage immédiat du narrateur comme de la quasi-totalité du roman, car personne ne sait ce qui lui est arrivé, à la manière d’un personnage hors-champ, il reste la figure centrale du récit. Tous les soldats de sa troupe pensent et parlent de lui, ce qui lui confère un charisme stupéfiant. Cela rejaillit sur la lecture car il est impossible de ne pas être séduit par cet homme et ému par la fascination saine qu’il suscite chez les soldats en captivité.

    Le roman évoque la religion et la politique et ce qu’elles impliquent lorsque l’une et l’autre sont essentielles dans une société. Le message qui en découle est limpide : maintenant que le monde a les moyens de se détruire aisément (l’atome à usage militaire), il faut que nous trouvions le chemin philosophique de vivre dans la paix. L’auteur, à travers l’exemple de la bonté religieuse qu’adopte Mizushima (il s’est fait moine après sa mission), exprime l’idée que le Japon devrait s’inspirer de la morale paisible des pays d’Asie du Sud-est et se détourner définitivement de l’expansionnisme guerrier.

    Il ne faut pas toujours suivre sa première impression de lecteur. Il se trouve que ce roman fait du bien.

 
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« Les pornographes » de NOSAKA Akiyuki

      Le récit se déroule à Osaka et raconte quelques années de la vie d’un pornographe.

      Avant d’ouvrir un roman portant un tel titre, il n’est pas exclu de s’attendre, comme le voudraient les idées reçues, à avoir affaire à des obsédés sexuels avides d’argent facile qui font davantage parler leur libido que leur raison. On constate bien vite que Nosaka nous a, heureusement, trompé sur ce point.

      Le pornographe dont il est question ici n’agit pas seulement pour l’appât du gain. L’homme a des théories sur son métier. Il l’a rationalisé. Avec ses assistants, il se lance souvent dans de nombreuses discussions et réflexions sur le bienfondé de leur activité. Il pense ce qu’ils font comme une mission d’utilité publique. Sa définition de ce qu’est une « bonne vie » est une vie où le plaisir sexuel est pleinement assouvi. Ce qu’il offre à ses clients c’est un sens à la leur, et la satisfaction de voir et de vivre leurs fantasmes.

      Il commence sa carrière en vendant des photos et en projetant des films, puis la poursuit en devenant réalisateur pour finir par organiser des orgies (auxquelles il ne participe pas). C’est donc parce qu’il se veut utile aux autres que ce pornographe est un personnage passionnant. L’argent est pourtant très présent dans les préoccupations des protagonistes, c’est l’après-guerre, tous les Japonais étaient certainement obsédés par sa quête, mais ce n’est pas le principal enjeu pour lui. Il ne fait pas dans la pornographie pour lui-même, pour son plaisir égoïste. Il vit avec deux femmes, une veuve et sa fille. La première est malade alors que la seconde est fraîche et belle. Il ressent du désir pour elle mais se sent coupable de cette attirance. Ce n’est pas un individu privé de vie sexuelle – ni de complexité.

      C’est aussi un personnage très stratégique, presque machiavélique, dans la façon dont il gère son affaire. Les passages où il décrit ses divers stratagèmes de proxénète pour trouver des filles à ses clients sont assez jubilatoires. Les tournages de ses films sont aussi de grandes scènes de comédie.

      La bienséance à propos du sexe est absente, le livre est si décomplexé envers le sujet que cela crée chez la personne qui le lit une sorte de « dé-culpabilisation tranquille ». C’est peut-être provocateur mais les actes qui sont tabous et condamnables chez nous sont ici décrits avec une telle évidence (l’offre de vierges aux hommes âgés) qu’ils ne provoquent même plus, aux yeux du lecteur, de scandale.

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« La lumière du détroit » de Hitonari Tsuji

    « J’avais beau être revenu sur la terre ferme, je ne pouvais oublier la mer ».

    C’est la première phrase du roman. On plonge très vite dans le récit et dans l’atmosphère. On sait tout de suite que le lieu dans lequel va se dérouler le livre est le détroit de Tsugaru, dans la baie d’Hakodate, au sud de la région d’Hokkaido. C’est à dire un lieu puissant, entre mer et terre, entre nature et civilisation : à part en tout cas.

    Saito, le narrateur, gardien de la prison d’Hakodate, découvre qu’un nouveau prisonnier n’est autre que Hanai, un camarade de classe qui l’avait terrorisé dans son enfance.

    Cet épisode traumatique ayant duré plusieurs mois a marqué le surveillant. S’il a développé sa force au point d’avoir une carrure d’athlète aujourd’hui, c’est justement parce qu’il a été un souffre-douleur quand il était plus jeune. L’économie japonaise s’avère également une cause de son évolution : il était auparavant steward dans un ferry de liaison mais a dû devenir gardien dans ce pénitencier quand la ligne maritime a été remplacée par un tunnel ferroviaire.

    La construction du récit est conjuguée selon deux temporalités différentes et alternées : le présent dans lequel Saito est le gardien du prisonnier Hanai et le passé dans lequel le premier était la victime du second. Tsuji commence par le présent en décrivant l’arrivée du détenu et ce n’est qu’ensuite qu’il commence ses aller-retours dans le passé. L’objectif étant de comprendre pourquoi Hanai agissait ainsi.

    Il y a chez ce dernier un vrai mystère (à la manière du grand frère dans L’arbre du voyageur) et un vrai charisme (à un moment, il est même comparé à Bouddha). Sa personnalité est difficile à saisir et Tsuji aime ce mystère puisqu’il n’en donne pas totalement les clés. On sait que ce personnage est un manipulateur jouant en société la bonté et la serviabilité mais agissant avec cruauté une fois seul. Des épisodes nous permettent de comprendre cette dualité, la vieille dame qui tombe ou le chaton qu’il laisse mourir. Le crime pour lequel il a été enfermé dans la prison est décrit de façon factuelle mais nullement les raisons qui l’ont poussé à passer à l’acte. C’est la visite de sa mère au pénitencier qui nous amène à penser qu’il a agit par peur de l’extérieur et de la liberté. Il craint que sans règle et seul dehors ses pulsions cruelles ne ressortent. C’est pourquoi la discipline de la prison lui convient très bien, elle le canalise. Bien qu’il suggère à son lecteur cette hypothèse, Tsuji reste dans le vague quant aux causes exactes qui expliqueraient l’attitude ambiguë de Hanai. Ses parents sont riches et encore en couple par exemple. Peut-être que les nombreux déménagements qu’il a connus enfant pourraient en être à l’origine ?

    Quoi qu’il en soit, ce personnage profond et tragique fascine, obsède Saito. Sa simple présence dans la prison va déclencher une crise intérieure chez le gardien. La bagarre avec son ancien collègue de ferry nous l’illustre, ainsi que ce moment où il tombe dans les bras de sa maîtresse, bouleversé, plus du tout maître de lui-même. Sa nervosité est palpable, comme si Hanai l’avait à nouveau transformé, comme s’il était encore une marionnette manipulée. Il en vient même à désirer s’enfuir pour ne plus avoir à subir cette séduction néfaste.

    Il se trouve que la question narrative de savoir si Hanai a reconnu Saito est volontairement mise de côté. C’est seulement à la fin que l’on apprend que depuis le début Hanai faisait comme s’il n’avait pas reconnu son ancien souffre-douleur. On réalise alors que son intelligence est restée intacte mais qu’il n’a pas vraiment cherché à manipuler Saito comme il l’avait fait autrefois. Le seul combat dans lequel Hanai est engagé est désormais un combat avec lui-même, contre ses tendances destructrices, contre sa propre violence. Il n’est plus dirigé contre Saito. C’est d’ailleurs grâce à un personnage secondaire qu’il se libère de l’emprise de son manipulateur. Dans la prison, un jeune détenu est en train de se faire manipuler par Hanai et c’est en l’observant que le narrateur se souvient de ce qu’il était lui-même dans le passé, de la situation de faiblesse dans laquelle il se trouvait lui aussi. Ce double de son Moi d’antan, en lui renvoyant un reflet dans lequel il se reconnaît, s’avère être le déclic de son désenvoûtement.

    Le décor qui entoure cette histoire est essentiel : l’extrémité géographique, le vent, la neige, le soleil et l’ombre. Le bar louche, le quartier de plaisirs, les lieux interlopes, souterrains. Dans les deux cas, nature ou civilisation : des endroits extrêmes.

« Le Bouddha blanc » de TSUJI Hitonari

     Le Bouddha blanc est un roman riche et foisonnant qui peut pourtant se résumer en une simple phrase. Il raconte toute la vie de l’armurier Minoru Eguchi sur l’île d’Ono dans le Kyûshû. Tout simplement.

     Le récit commence au moment où Minoru est à l’hôpital, sur le point de mourir. Le reste est un long flash-back qui s’attache à décrire les grandes étapes de son existence : son amour pour Otawa ; la mort de son grand frère Ishitaro ; ses trois amis ; sa relation avec sa femme, Nue ; son travail d’armurier et d’inventeur.
C’est un roman qui traverse le 20ème siècle mais le fait qu’une grande partie de l’action ait lieu sur une île en province, retirée des grandes villes, l’éloigne de la grande histoire du Japon telle qu’elle s’est déroulée durant cette période récente. Exceptés les passages qui concernent les guerres, notamment celle qui a opposé le Japon à la Russie. Un conflit qui semble avoir duré longtemps puisque le héros en parle dès le début de sa narration pour le relater ensuite de l’intérieur. Cet épisode, quand Hinoru se trouve en Sibérie, isolé de ses troupes, et en vient à éliminer un soldat russe après une longue attente, caché, à tirer à l’aveugle, est d’ailleurs selon moi le meilleur passage du roman. S’ensuivent également des éléments abordant la seconde guerre mondiale puisque les activités professionnelles du personnage sont liées à l’armement des soldats.

     Mais on reste généralement dans un même confinement insulaire. De la même façon que l’on reste avec les mêmes personnages – même s’ils disparaissent peu à peu. Les pages qui relatent son désir/amour pour Otawa sont formidables, en particulier ce moment où Hinoru la surprend avec un soldat japonais en plein acte sexuel. De même, les réflexions sur le fantasme et la réalité, sur la manière dont le sexe est ressenti et expérimenté par le protagoniste à mesure qu’il grandit sont savoureux. Il faut dire que j’aime beaucoup lire un récit dans lequel un jeune garçon est attiré, aimanté, par une jeune femme plus âgée. Le fait qu’il y pense et y repense toute sa vie entière me touche, le fait que les souvenirs qu’il conserve de cette histoire restent intacts en lui, toujours aussi vivants, m’émeut.
Bien sûr, j’apprécie et me reconnais dans les récits qui mettent en scène une bande d’amis, même dans leurs aspects les moins glorieux, quand ils se frottent par exemple au plaisir de faire souffrir un plus faible, tous ceux qui ont fait partie d’une bande de garçons connaissent cela (du point de vue de la victime, du bourreau ou du simple témoin gêné n’osant intervenir).
La mort du grand frère est essentielle. Surtout ses circonstances, puisque l’accident en bateau implique la possibilité que le noyé aurait très bien pu être Hinoru lui-même et non Ishitaro.

     C’est un roman qui cherche à exprimer ce qu’est le mystère métaphysique de l’existence, qui explore et creuse notre désarroi face au sens que l’on peut donner à la vie et à la mort. Dans Le Bouddha blanc, Tsuji utilise assurément son personnage pour dévoiler ses propres doutes, ses propres questionnements devant tout ce mystère. Hinoru est un personnage qui ne cesse de s’interroger, qui veut comprendre, se penchant sur ces questions sans fin et sans réponses à mesure qu’il voit (ou fait) disparaître des proches comme des lointains. Tsuji ose s’attaquer à ces intemporalités-là. Comment les disparus vivent-ils en nous ? Comment se perpétuent leur mémoire et les traces de leur passage sur terre ? La mort et la décomposition qu’entraîne la vieillesse sont des thèmes récurrents dans le roman et ils sont traités aussi bien par le biais d’une écriture corporelle, charnelle, matérielle que par la réflexion.

     La mère du héros retombant en enfance et finissant par revivre dans son passé, là où son enfant noyé vit encore, est un personnage proche de mon univers, comme s’il s’agissait là d’un  élément appartenant à mon imaginaire personnel.
Des rêves et des rêveries (images ou films mentaux qui naissent dans l’esprit semi-conscient du héros) parsèment la narration. Tsuji les décrit soit comme séparés du récit conscient, soit comme insérés en son déroulement. Un procédé non systématique, une qualité de fond, sur lequel il me plaît de naviguer. L’auteur ne sous-estime pas l’importance de l’activité inconsciente.
Les codes qui régissent les relations amoureuses sont présents et l’on n’oublie pas, sans appuyer, de montrer qu’ils ont évolué d’une génération à une autre. La fille d’Hinoru, Rinko, s’affranchit de la règle sociétale du mariage arrangé en choisissant elle-même son petit ami.
Il y a malgré tout des éléments mystiques qui m’ont échappé, tels la réincarnation qui expliqueraient les sensations de déjà-vu que connaît régulièrement Hinoru, le rapport de Rinko avec le village où ont vécu une sorcière et bien sûr le bouddha blanc. Ce sont des spécificités bouddhistes dont je n’ai pas la clef. Je me demande d’ailleurs de quelles façons ces éléments ont été reçus (et je pense là aussi à l’obsession métaphysique du narrateur) par les lecteurs japonais : une telle insistance ne confine-t-elle pas à l’exagération selon eux ? Est-ce crédible qu’un homme né il y a longtemps puisse s’interroger autant et tout au long de sa vie sur ces questions-là ?

     Dans la postface de Tsuji, j’aime la sincérité que l’on sent dans ses remerciements et le fait qu’il ait écrit ce livre à New-York.

Le Bouddha blanc sur Amazon.fr

« Un crime moderne » de AKUTAGAWA Ryūnosuke

Un recueil de nouvelles (seules deux d’entre elles sont critiquées ici)

Un crime moderne (1918)

     Dans une introduction, il est dit que c’est par l’intermédiaire d’un testament légué au narrateur que l’histoire du personnage principal va nous être racontée. Un testament. Cela signifie que dès le départ, le lecteur est informé par une tierce personne que le protagoniste central n’est plus de ce monde. C’est brillant.

     Il s’agit ici d’un amour secret et contrarié. Le protagoniste en question était amoureux d’une jeune femme mais il a décidé de se sacrifier pour elle, en faisant tout pour qu’elle puisse être heureuse avec un autre homme, celui qu’elle aimait. « Tout », en l’occurrence, c’est aller jusqu’à tuer quelqu’un, c’est-à-dire la personne qui faisait obstacle à la concrétisation de son plan. Il n’a vécu que pour cet objectif, jusqu’à ce qu’il l’atteigne. En croyant faire le bien, en pensant faciliter le bonheur d’une femme, il est devenu un assassin. Et il le devenait si profondément qu’il était prêt à prendre une vie pour la seconde fois. C’est finalement lui-même qu’il a tué.

Un mari moderne (1919)

     Le narrateur vient de rencontrer un vieil homme et écoute la confession que ce dernier lui fait. Contrairement à ce que l’on pourrait s’y attendre, cette confession ne raconte pas la propre histoire du vieillard mais relate celle d’un autre homme. Le témoignage se base sur des souvenirs mais c’est parfois le personnage principal qui intervient, qui s’exprime directement, cette tierce personne encore, le « mari moderne » du titre donc.

     Comme pour la plupart des écrivains japonais de cette époque, la question de la modernité du Japon depuis 1863, depuis le début de l’ère Meiji, est un thème important chez Akutagawa. La société a changé si vite qu’elle a engendré de nouveaux comportements qui n’avaient pas cours auparavant. Cette fois, c’est du comportement étonnant d’un homme face à l’adultère de sa femme dont il s’agit. C’est une nouvelle forme d’attitude, mélancolique, résignée, ambivalente, déjà fatiguée. Le mari moderne est au départ un romantique qui souhaite que l’amour véritable soit au cœur de sa vie conjugale. Il tombe amoureux d’une féministe, une femme de la nouvelle ère, et quand il comprend qu’elle a un amant, au lieu de réagir comme l’aurait fait un Japonais de l’ancien temps, c’est avec une tristesse compréhensive, une distance douloureuse, qu’il vit cette trahison. Comme s’il était incapable de se battre, encore moins de punir, trop doux, trop fragile pour cela.

     Le décor est toujours aussi important chez cet auteur. La rivière Sumida accompagne le récit par touches régulières, symbolistes.

     Je retrouve ici ce que j’avais découvert dans les premières nouvelles que j’ai lues de Akutagawa : des personnages au bord de la folie, toujours tourmentés, soit par ce qu’il y a en eux, soit par quelques raisons extérieures qui les dépassent. Une obsession, une fuite en avant. Et toujours ces récits enchâssés en guise de construction narrative.

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