« Une marche jusqu’à Kobé » de MURAKAMI Haruki

C’est en mai 1997 que l’idée de faire un voyage vers Kobé vient à l’esprit de l’écrivain Haruki MURAKAMI. L’auteur est en fait né à Kyoto, mais peu de temps après sa naissance, sa famille déménage à Shukugawa, un quartier de Nishinomiya (ville de la préfecture de Hyōgo), pour ensuite s’installer non loin de Kobé, à Ashiya, où il passa la majeure partie de son adolescence.

C’est à Nishinomiya, avec un cahier et un petit appareil photo, qu’il commence son périple. Le but de ce voyage littéraire est avant tout personnel, et dès les premières pages, l’auteur ne s’en cache pas. Son envie première est de s’apercevoir par lui-même comment lui apparaîtrait cette région qui l’a vu grandir, mais surtout, quel reflet de lui-même ce pays transformé lui enverrait-il. Sa deuxième motivation quant à elle est plutôt de visualiser globalement comment la ville dans laquelle il a grandi a été affectée par le grand tremblement de terre survenu deux ans plus tôt.

On s’en doute, MURAKAMI ne va pas se contenter de détailler méticuleusement ce qu’il aperçoit, très vite ce pèlerinage se transforme en une sorte de voyage initiatique inversé, en une introspection humaine typique de l’auteur. En outre, il met rapidement en relation ce tremblement de terre survenu le 17 janvier 1995 avec l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tōkyō perpétré le 20 mars de la même année. Il ne peut s’empêcher d’essayer de comprendre le pourquoi de cette violence gisant sous nos propres pieds. Et comme très souvent dans les œuvres de l’auteur, il doit constater qu’il n’est pas capable d’en trouver la ou les réponses.

Ce récit de voyage ne cesse d’osciller entre les souvenirs d’enfance de l’auteur et la question de la violence de l’humain (outre l’attentat au gaz sarin de la secte Aum Shinrikyō, Murakami nous parle également de deux faits divers particulièrement atroces qui eurent lieu dans la région et dont les victimes étaient de jeunes écoliers) et de celle de notre environnement naturel. Le récit est fluide et limpide, malgré les interrogations de l’auteur, il y règne une certaine paisibilité, une certaine sérénité. Un joli récit typique de l’œuvre de celui qui écrira une petite dizaine d’années plus tard un certain : « Autoportrait de l’auteur en coureur de fond ».

« Une marche jusqu’à Kobé » (Kōbe made aruku / 神戸まで歩く) est un récit de voyage inédit en français traduit par Hélène Morita.  Il est tiré du recueil d’essais Henkyo Kinkyo (辺境・近境) paru au Japon en 1998 et a été publié en français dans le n° 4 de la revue Jentayu.

« Notes de Hiroshima » de Ôé Kenzaburô

C’est durant l’été 1963 qu’Ôé Kenzaburô et Yasue Ryôsuke ont effectué ensemble leur premier voyage à Hiroshima, alors que le premier fils d’Ôé est en couveuse entre la vie et la mort. Dès leur arrivée, ils comprennent que les choses sont bien plus compliquées qu’ils ne le pensaient. En effet, près de vingt ans après le bombardement de la bombe nucléaire sur le Japon, même une « simple » conférence (La Conférence mondiale contre les armes nucléaires) a du mal à s’organiser tant les sensibilités sont encore à vif. Alors qu’elle en est à sa neuvième édition, les organisateurs et politiciens du coin semblent toujours incapables de pouvoir faire avancer les choses tant le tabou mondial sur cet événement sans précédent refait surface à n’importe quelle occasion. Ce qui frappe Ôé, outre la langue de bois des pouvoirs publics, c’est qu’au côté de tout ce déploiement de bonnes intentions, de maladresses et de faux-semblants, il aperçoit bon nombre de personnes discrètes se rendant solennellement devant la « Stèle pour le repos de l’âme des morts cruellement emportés par le bombardement atomique » afin d’y rendre hommage à un mort disparu il y a 18 ans ou encore beaucoup plus récemment. Ôé Kenzaburô, lors de ces différents voyages, a été très marqué par la vie de celles et ceux qu’on appelle les « hibakusha » (littéralement : «personnes ayant subi le bombardement»), par ces vies massivement et odieusement détruites. Au long de toutes ses notes, jamais Ôé ne pointera du doigt un quelconque responsable, jamais il ne conspuera l’armée américaine ou ses pilotes, jamais il ne parlera du but inexplicable de ce bombardement fou, mais par contre il sera moins réservé à propos d’une humanité qui est incapable de se souvenir. Durant ses séjours, il rencontrera ou entendra parler de ces « hibakusha » qui lui témoignèrent une humanité qu’il ne pouvait même plus espérer rencontrer. L’humanisme est au centre de « Notes de Hiroshima ». Pour s’en convaincre, il suffit de les survoler quelque peu : « Hiroshima la moraliste », « De la dignité humaine », « Un être authentique » ou encore « Ceux qui ne capitulent jamais » ; voici quelques titres de chapitres qui nous montrent parfaitement la direction qu’Ôé a prise : Le misérabilisme n’a aucune place là où la dignité humaine s’est installée. Ôé compare également le bombardement d’Hiroshima à l’extermination des Juifs par les nazis à Auschwitz. Et celui-ci s’étonne qu’en 1962, Auschwitz soit toujours une réalité bien connue partout dans le monde, alors qu’on ne peut pas en dire autant d’Hiroshima, alors que les risques de voir se reproduire un tel désastre sont tout à fait réels. Pour lui, il est tout aussi indispensable de faire connaître la réalité de la tragédie humaine survenue à Hiroshima que celle d’Auschwitz. En outre, dans ces « Notes de Hiroshima », il y a la surprise de cet étrange choix qu’Ôé prend en décidant de laisser son fils seul entre la vie et la mort, pour partir au loin dans une ville dévastée 18 ans auparavant. Lui-même semble ne pas en connaître la raison jusqu’à ce qu’il rencontre ces habitants qui, au lieu de se résigner, dressent la tête et continuent à se battre jour après jour, seul ou ensembles, afin que cela n’arrive plus jamais. Dans « Une affaire personnelle », Bird, le héros du roman, a cette même intention : fuir une situation qui lui échappe. L’interconnexion des événements est une caractéristique des œuvres d’Ôé, ce qui fait de ses livres un ensemble très homogène et cohérent dans ses aspirations à élever l’être humain vers un futur meilleur. Ses voyages à Hiroshima lui ont permis, sans qu’il ne s’en doute, à devenir ce qu’il est devenu, un être capable de faire face à n’importe quelle situation. Jamais il n’abandonnera son fils handicapé, jamais il ne faiblira devant l’arrogance humaine de vouloir développer le nucléaire qu’il considère comme le fléau le plus important des années à venir. Notons que la catastrophe de Fukushima, en 2011, remit l’écrivain au premier plan du combat que certains Japonais mènent contre l’exploitation d’une énergie qui leur a valu la page la plus désastreuse de leur histoire contemporaine. L’éthique, l’humanisme et la dignité humaine sont traités dans ce recueil de notes d’une manière humble, touchante et toujours actuelle. La construction narrative et le style imagé, subtil et concis d’Ôé rendent ce livre bien plus émouvant que l’on aurait pu le croire. La catastrophe d’Hiroshima devient sous sa plume un réel désastre humain et universel qui, au lieu d’isoler le Japon, le rend un des pays les plus dignes et représentatifs de l’être humain. Une très belle leçon de dignité et d’espoir.

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