« Maï Maï » de SHIMAZAKI Aki

C’est sur son portable que Tarô Tsuji  apprendra la mort de sa mère.  Elle n’avait que cinquante-huit ans, mais c’est vrai qu’elle aimait beaucoup fumer et boire. Au lieu de mourir d’un cancer, elle aura fini par rendre l’âme à cause d’une crise cardiaque.

C’est sa grand-mère maternelle, « Bâchan » comme il l’appelle, qui le lui a appris. Elle a quatre-vingt-trois ans. Tarô et elle décident de vivre ensemble dans la librairie d’occasion que tenait sa mère. Étant peintre, il la transformera en atelier et en galerie d’art, mais en souvenir de sa mère, il gardera le nom “kitô”, qui signifie “prière”.

C’est à cette époque que Tarô retrouvera par hasard une amie de sa petite enfance qu’il avait rencontrée dans la librairie de sa mère alors qu’il n’avait que quatre ans. La petite fille « Hanako » avait dû quitter le Japon pour suivre sa famille dont le père était diplomate. Déjà à l’époque, les deux enfants s’entendaient merveilleusement bien. Ils étaient inexplicablement attirés l’un vers l’autre. La séparation fut très douloureuse pour les deux enfants qui, une vingtaine d’années après, se mirent ensemble le plus naturellement du monde. Vint alors la présentation de Tarô à la famille d’Hanako qui aurait préféré, pour leur fille, un garçon de bonne famille plutôt qu’un artiste peintre sourd-muet et de surcroit métis.

Reprenant les personnages rencontrés dans le somptueux « Hôzuki » paru en 2016, Aki Shimazaki nous conte ici les retrouvailles de la charmante Hanako et de son prince charmant Tarô. Certes, tout commence sous l’ombre d’une terrible nouvelle, la mort de la maman de Tarô, une célèbre et énigmatique libraire aimée de tous, mais très vite, les deux nouveaux amants se rendront compte de l’évidence absolue de leur amour et décideront, sous la bénédiction de la grand-mère de Tarô, d’aller de l’avant. Même si les parents d’Hanako ont dans l’idée de marier leur fille à un homme de condition élevée, la jeune femme décide d’organiser une rencontre entre Tarô et ses parents.

Dans ce court roman, Aki Shimazaki décide de porter à bout de bras deux sujets particulièrement délicats : L’handicap et le métissage dans la société japonaise contemporaine. Tarô est en effet sourd et muet, mais également issu de l’union d’une maman japonaise et d’un papa d’origine espagnole. Au Japon, on utilise le terme « Hāfu » pour désigner une personne métis (une moitié japonaise et l’autre d’origine étrangère). Ce mot vient donc du mot anglais « half » qui signifie « moitié » en anglais. Aki Shimazaki a décidé d’utiliser le terme « half » au lieu du terme « Hāfu », sans doute pour plus de clarté envers son lectorat plus habitué aux termes anglais que japonais. Décision étrange d’autant plus que l’auteure nous offre en fin de volume un délicieux petit glossaire. « Maï Maï » est à nouveau une vraie petite perle de l’auteure nippo-québécoise, qui se lit dans une douce rêverie et une tendre émotion. Un régal de pureté.

« Nipponia nippon » de ABE Kazushige

Le Nipponia nippon (communément appelé l’ibis japonais) est un oiseau splendide, mais malheureusement en voie d’extinction. Il ne reste plus que trois représentants de cette espèce. Ceux-ci sont ultra-protégés et hébergés dans un Centre de sauvegarde sur l’île de Sadô à 45 kilomètres au large de Niigata, dans la mer du Japon.

Tôya Haruo, jeune homme désœuvré, se met à éprouver une sympathie énorme et inexpliquée pour ces oiseaux dont l’extinction semble de plus en plus inévitable. En tout cas, c’est ce qu’il retire de ses longues nuits blanches passées sur le net. Il croit comprendre que l’engouement que porte l’État japonais pour ces oiseaux n’est pas vraiment dû à une réelle préoccupation écologiste, mais plutôt à un nationalisme exacerbé qu’il ne peut absolument plus supporter chez ses compatriotes. Il se décide donc, afin de contrecarrer cette action gouvernementale qu’il juge mesquine et intéressée, à échafauder un plan pour, soit libérer ces oiseaux, soit se les approprier et les élever lui-même. S’il se rend compte que ces deux solutions ne sont pas réalisables, il est même prêt à les exécuter. Mieux vaut leur mort que leur survie pour des raisons qu’il juge égocentriques, nationalistes et nauséabondes.

C’est donc à 10 h 12 que Tôya Haruo embarque dans le Shinkansen Max Asahi 313 de Tokyo, à destination de Niigata, armé d’une matraque paralysante, d’une bombe lacrymogène, de deux paires de menottes et d’un couteau de survie. Après plusieurs mois de doutes, de préparation et de colère auto-alimentée, plus rien ne pourra l’empêcher dans son entreprise, pas même un semblant de conscience retrouvée.

ABE Kazushige traite dans ce court roman, publié au Japon en 2004, des racines et des origines d’un certain nationalisme japonais d’une façon tout à fait ingénieuse. Tout comme Ôé Kenzaburô dans « Seventeen », ABE Kazushige préfère comprendre le nationalisme non pas du point de vue de la société elle-même, mais plutôt de l’individu et de son vécu psychologique, sexuel et mental.

On apprendra que durant ses années de collège, période ô combien sensible dans le développement personnel de l’individu, Tôya Haruo aura eu une « relation intime » avec une dénommée Motoki Sakura, ou plutôt, une relation unidirectionnelle, malsaine et dévastatrice pour les deux adolescents. Tout comme pour les ibis japonais, Tôya Haruo prend pour sienne la « cause » Motoki Sakura. Il veut la défendre et la mettre à l’abri d’une violence présumée subite au collège et au sein de sa famille. Pour Tôya Haruo, il est le seul à pouvoir la rendre heureuse et épanouie, et, comme pour les ibis, il est prêt à tout pour arriver à ses fins.

Écriture magnifique et sans artifice, étude psychologique de l’adolescence pointue et intelligente, approche originale et méticuleuse des origines du mal, tout cela, on le retrouve dans ce court roman d’un écrivain contemporain majeur de la littérature japonaise de ce début de 21e siècle. Ôé Kenzaburô (Prix Nobel de littérature en 1994) aurait-il trouvé son digne successeur en la personne d’ABE Kazushige ? Après Sin Semillas et Nipponia Nippon, on peut en tout cas y croire et l’espérer.

« Les pleurs du vent » de MEDORUMA Shun

C’est au sommet d’une falaise abritant un ossuaire datant de temps immémoriaux, que se trouve un étrange crâne au travers duquel le vent s’infiltre et lance de temps en temps un léger murmure angoissant. Ce crâne, celui d’un ancien kamikaze ayant combattu lors de la Seconde Guerre mondiale, force depuis toujours le respect des habitants d’Okinawa qui préfèrent, de loin, le laisser tranquille là où il se trouve.

Un beau jour, deux journalistes débarquent dans le village avec pour projet de tourner un reportage en vue de commémorer les défunts ayant péri lors de la Seconde Guerre mondiale à Okinawa. Sur les conseils du responsable de quartier, ils se rendent chez un certain Seikichi Tôyama, un noble ouvrier qui, enfant, a connu la guerre et qui semble bien connaître tout ce qui concerne ce fabuleux crâne. Mais l’homme n’est absolument pas d’accord de laisser ces étrangers s’accaparer de ce qu’il considère comme l’âme et le symbole de toutes les victimes de la guerre d’Okinawa.

Commence alors un combat psychologique entre Seikichi, les journalistes et les autres villageois qui ne comprennent pas pourquoi l’ouvrier se bat bec et ongles contre cette opportunité qu’a le village de se faire connaître dans le reste du Japon. Y aurait-il quelque chose de plus personnel, de plus authentique autour de ce crâne surplombant cette falaise qui connut l’arrivée des troupes américaines tant d’années auparavant ?

À la lecture de « Les pleurs du vent », il est indéniable que MEDORUMA Shun est très influencé par l’écriture fine et exigeante de ce grand écrivain que fut YOSHIMURA Akira. Que ce soit au niveau du style ou des thèmes abordés, il y a une réelle et respectueuse filiation. Ce court roman publié au Japon en 1997 est une fable sur le souvenir de la Seconde Guerre mondiale, sur les responsabilités des uns et des autres, sur l’enfance sacrifiée, sur les remords, sur l’impossibilité du pardon ; et tout cela est imprégné, tout comme dans l’œuvre de YOSHIMURA, de légendes et de mystère.

Au niveau du style, la plume de MEDORUMA est acérée et ne tremble jamais. Impossible de ne pas penser à « Un spécimen transparent » lorsque l’auteur des pleurs du vent nous représente le squelette du kamikaze, squelette composé d’os d’une blancheur si pure qu’elle en serait presque transparente. Impossible également de ne pas penser à « La Jeune Fille suppliciée sur une étagère » tant l’auteur tente de faire « revivre » ce soldat assassiné quarante ans plus tôt lors de l’ultime bataille d’Okinawa.

« Les pleurs du vent » est un court roman magnifique et subtil sur le souvenir d’une des époques les plus pénibles de l’histoire du Japon. MEDORUMA a pu le rendre plus léger et tendre grâce à l’intervention d’enfants qui, au début du récit, se lancent un défi, à savoir d’escalader la falaise surplombant l’embouchure de la rivière Irigami afin d’y toucher le crâne du légendaire kamikaze. Mais très rapidement, le livre prend une connotation plus sérieuse et profonde avec l’arrivée de Seikichi, de ses souvenirs et de ses peurs.

Il a été tiré de ce roman un film réalisé en 2004 par Yôichi Higashi « Fuon » (The Crying Wind) et pour lequel MEDORUMA Shun fut le scénariste. Malheureusement, il n’a jamais été traduit en français.

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« Hôzuki » de SHIMAZAKI Aki

Madame Tsuji tient une boutique de livres d’occasion à Nagoya (ville située dans la région du Chūbu, au centre de Honshū). Elle y élève son fils unique, Tarô, un petit garçon de presque sept ans, sourd et muet. Elle, son fils et sa grand-mère habitent ensemble à l’étage de la librairie. Rien ne semble pouvoir porter préjudice à cet équilibre familial bien établi jusqu’à l’arrivée d’une certaine madame Sato, un mardi neigeux, mélancolique et tranquille.

Madame Sato est tout simplement venue chercher quelques livres de philosophies pour son mari. Elle tend la liste des livres recherchés à la libraire, mais dès qu’elle aperçoit Tarô, elle est soudainement et incroyablement attirée par ce petit garçon sourd-muet, si calme et serein et avec qui sa petite fille Hanako s’entend si parfaitement. C’est à  ce moment-là qu’elle décide inconsciemment de le connaitre plus profondément, et elle n’hésitera pas à utiliser sa propre fille pour arriver à ses fins.

Ce court roman, comme nous a habitué l’écrivaine japono-québecoise, est une pure perle littéraire d’une densité et d’une tendresse éblouissantes. L’identité, thème cher à Shimazaki, y est une nouvelle fois superbement et d’une façon inattendue développée. La venue de cette Madame Sato, à première vue une cliente comme une autre, jette impitoyablement et irrémédiablement Mme Tsuji dans les gouffres de son passé inavouable. On peut dire que la grandeur du roman tient principalement dans le fait que ce passé qui resurgit si soudainement ne va pas qu’entacher la vie de Mme Tsuji, mais de tous ceux qui sont de près ou de loin, rentrés dans sa vie actuelle ou passée.

L’autre thème phare de Shimazaki, le « secret », irrémédiablement accolé à toute notion d’identité, est également bien présent dans « Hôzuki ». Que ce soit pour Mme Tsuji ou pour Mme Sato, le poids du secret sera tellement élevé qu’elles ne pourront plus indéfiniment le dissimuler en leurs propres âmes, et c’est avec ingéniosité que l’auteure nous démontrera que tout secret partagé ne peut rester totalement et indéfiniment voilé.

Au niveau du style, Shimazaki reste dans la simplicité des phrases courtes et joliment ciselées. On ne peut éviter de penser au style des haïkus en lisant ce dernier roman de l’auteure d’origine japonaise tant elle peut en quelques mots sublimer un moment, une situation, une ambiance. Voici les trois premières phrases du livre « Dans la vitrine, je dispose des livres d’occasion que je viens d’acheter. Il est environ quatre heures de l’après-midi. Une neige floconneuse commence à tomber. » Le décor est posé, il fait calme, le temps est cotonneux, les livres d’occasion nous plongent dans un passé qui n’attend qu’un petit événement pour resurgir. Cela semble si simple et si évident sous la plume d’Aki Shimazaki, et pourtant, rien n’est simple ni évident.

Un livre tendre qui aurait pu tomber dans la sensiblerie (pourquoi avoir choisi par exemple un enfant sourd et muet ?), mais ce serait sans compter sur la maîtrise d’une écrivaine singulière qui reste authentique, passionnante, éblouissante dans sa simplicité et attachée à son pays d’origine qu’elle continue à nous faire connaître par le biais de son style franco-japonais terriblement émouvant. Un livre à lire tranquillement et à relire afin d’y (re)découvrir quelques phrases magnifiques.

Hozuki

« Sanshirô » de NATSUME Soseki

Il faudrait toujours éviter d’établir des comparaisons, mais je ne peux m’en empêcher. Par rapport à Clair-obscur, les chapitres ici sont plus longs, le récit plus linéaire et l’histoire centrée sur le seul personnage principal. On ne trouve pas ici la même virtuosité chorale et la même originalité percutante. Mais le style que j’avais découvert précédemment est toujours là (ou était déjà là, devrais-je dire) : des phrases simples et courtes pour révéler des éléments psychologiques et sociologiques profonds.

Sanshirô, le personnage-titre, un étudiant du Kyûshû, (une région encore considérée à l’époque comme une contrée médiévale, quasiment sauvage), débarque à Tokyo pour étudier la langue, la civilisation et les sciences humaines occidentales. Cette histoire comporte donc des éléments typiques du roman d’apprentissage européen (Balzac, Flaubert), un genre en soi qui veut qu’un jeune homme ayant passé sa jeunesse dans un univers provincial, hors du « temps historique », apprenne ce que sont réellement la vie et la société lors de ses années d’études dans la capitale (là où les choses importantes se passent, et se passent vite le plus souvent). Il y subit des épreuves, y voit ce qu’il n’avait jamais vu avant, y fait des rencontres différentes de celles que l’on peut faire à la campagne et se confronte à d’autres styles de vie et à d’autres modes de pensée. Tout cela le fait grandir, mûrir, ou comme le veut le cliché, « lui fait ouvrir les yeux ».

Il est vrai que Sanshirô fait des rencontres marquantes pendant le déroulement du récit. Dès le début, dans le train qui le mène à la grande ville, il fait connaissance d’une jeune femme avec qui il n’ose coucher et d’un homme, M. Hiroda, qui deviendra par la suite une sorte de modèle à suivre. À Tokyo, il devient l’ami de Yojirô, un jeune homme déjà habitué à la vie trépidante de la capitale, qui agit généralement à l’opposé de lui, en garçon actif, téméraire, un peu étrange, bavard, qu’il est. Puis il croise Nonomiya le savant ou Haragushi le peintre. Autant de personnalités bien distinctes de celles qu’il côtoyait dans sa région natale. Ce sont des intellectuels, qui réfléchissent et font de la recherche dans des disciplines savantes. Sanshirô, lui, est plutôt dans le tâtonnement, il n’a ni les références ni l’assurance de ces rencontres déterminantes. Lui serait plutôt un rêveur un peu maladroit. Des passages, comme celui où il est de garde dans la maison de Nonomiya, montrent clairement, avec la poésie du trouble impressionniste de Soseki, qu’il se situe plus du côté du romantisme que des sciences.

Le sujet amoureux tient d’ailleurs une place importante ici, fidèle en cela au genre littéraire dans lequel le roman s’inscrit. Deux femmes de son âge, citadines, bien différentes de celles qui lui sont promises dans le Kyûshû, lui enseignent les nouvelles donnes de l’amour. Bien sûr, comme on est au début du 20ème siècle et au Japon, il ne se passe pas grand-chose lorsque Sanshirô est en compagnie de l’une d’elles, mais il semble évident qu’il est amoureux de la seconde et le récit paraît indiquer qu’elle l’est aussi en retour. Cependant, les signes de l’attirance ne sont pas explicites puisque le jeune homme lui-même n’en est jamais sûr, qu’il hésite toujours sur ce qu’il observe. Il cherche ces signes mais comme il n’est pas certain de leurs existences, il n’est pas non plus certain de leurs significations.

Ce qui est par contre compréhensible, au delà des différences de mentalité qui existent partout entre la province et la capitale, c’est qu’un changement global est en train de s’opérer dans la période où se situe le roman. Il s’agit de « l’ère Meiji » qui entraîna à partir des années 1870 de grands bouleversements au Japon, faisant quitter au pays le Moyen-âge dans lequel il était plongé pour le faire entrer dans une nouvelle forme de civilisation. Les personnages de Sanshirô en sont conscients. Ils sont entraînés par ce changement, y participent, mais ils n’en sont pas pleinement les acteurs car on sent que cette rapide évolution les dépasse. Ils ont beau se trouver à l’avant-garde de l’ouverture à l’Occident et de la modernité à travers leurs sujets d’études ou leurs activités, et les deux femmes centrales ont beau être représentatives d’un nouveau rapport, plus libre, aux hommes, ils n’en sont pas moins perdus dans cette nouvelle ère, les repères ancestraux s’effaçant peu à peu.

Les rapports avec la culture occidentale sont intéressants à observer ici. Nourris d’œuvres ou de sciences européennes – l’un d’eux a même été en Europe –, les protagonistes ont néanmoins la volonté que ces apports étrangers ne dévorent pas leur identité. Quand par exemple Yojirô mène campagne pour la nomination de M. Hiroda comme enseignant à l’université, la tirade dans laquelle il se lance se révèle une critique féroce des professeurs occidentaux devenus inutiles qui soulèvent l’enthousiasme des étudiants/spectateurs par le seul fait qu’ils soient occidentaux. Peut-on y voir les prémices de l’idéologie fasciste qui prendra le pouvoir dans les années qui suivront ? Difficile à dire.

Sanshirô est en tout cas un personnage très attachant. J’ai eu beaucoup de plaisir à « ouvrir les yeux » avec lui sur la vie nouvelle qui démarre dès son départ pour Tokyo. Le fait que la fille dont il est amoureux choisisse, parmi ses multiples prétendants, un mari de raison, d’intérêts, plutôt qu’un provincial sans le sou comme lui, nous le rend encore plus attachant.
À l’issue de la lecture, ce sont les passages où il s’est retrouvé seul avec elle qui me restent à l’esprit : des moments magiques, ressemblant à de légères rêveries à la fois limpides et troublantes, comme l’eau claire d’un ruisseau à peine troublée, oui.

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« Mitsuba » de SHIMAZAKI Aki

C’est un court roman écrit en langue française dont le style pourrait être qualifié d’élégant. Élégant car retenu par une douce clarté et une frêle pudeur. Élégant car aucun accroc ne survient pendant la lecture.

Le narrateur, Takashi Aoki, vient de rentrer de Singapour où il était en mission pour la société d’import-export Goshima dans laquelle il est salarié. Il a 30 ans, est célibataire et tout le monde le presse à trouver une femme, autant sa famille que ses collègues. Mais lui refuse toujours le Miai, le mariage arrangé. Il n’en a d’ailleurs pas besoin car il tombe amoureux de Yuko, la nouvelle réceptionniste qui vient d’être embauchée au siège de son entreprise. Ils se connaissaient déjà puisqu’ils ont tous deux suivi les mêmes cours de français à Kanda. Elle-même a pour lui des sentiments amoureux, ils sortent donc ensemble et finissent par vouloir se fiancer. Seulement quand le fils de la banque Sumida (la maison-mère de Goshima) demande la main de Yuko, les choses se compliquent.

C’est un roman très intéressant pour qui est curieux du Japon. J’y ai reconnu certains des stéréotypes que ce pays draine avec lui, stéréotypes qui se basent comme toujours sur la réalité (même si le Japon, comme tout pays, est infiniment plus complexe que les idées reçues qui s’y rattachent). On y retrouve cette idée que la société, à travers la famille et l’entreprise, est au-dessus des individus et de leur liberté. Le poids des secrets, des arrangements, de la hiérarchie, des normes à respecter est montré ici comme une lourde charge pesant sur la vie des personnages. Takashi aime son travail, il est dans la même entreprise que son père, il ressent même une certaine fierté à en faire partie (il exhibe son badge dans la rue), seulement il se doit d’obéir aux ordres et ne pas compter ses heures. Quand on l’avise de sa mutation pour Paris, il est heureux mais sait que son départ pourrait compromettre sa vie sentimentale. On fait d’ailleurs allusion à un moment à la période d’après-guerre quand les employés se sacrifiaient pour leur entreprise comme les Japonais le faisaient avant 1945 pour leur patrie. Du temps de l’impérialisme, les hommes se battaient pour l’empire et après la défaite c’est au sein de leur entreprise qu’ils ont continué à se battre, cette fois pour le renouveau économique du pays. Deux personnages illustrent très bien la manière dont les codes de la machine professionnelle peuvent briser des vies individuelles : le père de Takashi qui est mort jeune d’avoir tout donné à sa société et son collègue Nobu qui souhaite simplement profiter de sa vie de famille sans s’épuiser dans son travail. Au Japon, il semblerait que boire des verres entre collègues le soir soit presque une obligation puisque ce dernier est poussé à la démission après avoir trop de fois refusé ce genre de propositions.

On y retrouve également cette autre idée qu’il est impératif au Japon de se marier quand on a atteint un certain âge, pour une femme comme pour un homme ; Si ce n’est pas en voie de se faire, il faut donc arranger des rencontres qui conviennent aux deux familles.

Ces lois, décrites ici comme implacables, transforment le récit de cette rencontre sentimentale en une sorte de thriller amoureux. Elles donnent un tour psychodramatique au roman. Elles offrent au lecteur un réel suspense. L’envie que Takashi et Yuko parviennent à finir ensemble malgré toutes les barrières codifiées qui les empêchent d’envisager sereinement cet avenir commun est ce harpon narratif qui ferre jusqu’au bout notre attention.

Les rendez-vous au café Mitsuba entre les deux amoureux sont évidemment les passages les plus plaisants du roman. Leur caractère secret, détendu et libre rompt avec les stratégies et le machiavélisme qui foisonnent dans l’univers de la vie active. Le moment où le jeune homme monte dans un shinkansen (les trains à grande vitesse) afin de rattraper par surprise Yuko est sublime d’audace et de douce folie amoureuse. Leur week-end non prévu à Kobe est très agréable à lire car toute leur authenticité peut enfin s’exprimer. Ce n’est pourtant pas dans le fol amour car ils sont très vite dans le souci d’offrir un cadre à leur couple (pour un lecteur romantique et européen, ça peut être assez déroutant).
On retrouve enfin un aspect mystérieux, mystique dans ce roman assez réaliste. Un voyant fait une prédiction à Takashi qui aura bel et bien lieu. Cela confère une certaine poésie divinatoire à ce livre limpide, presque dépouillé.

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« Le poisson-chat aux trois yeux » de OKUIZUMI Hikaru

Ai-je bien lu ce roman ? Je n’en suis pas sûr.

Mon plaisir a été fort lors de la première partie, avant de s’effondrer presque totalement (au point de me retrouver tout près d’en abandonner la lecture) pour nettement remonter à la fin.

Mon plaisir au départ a résidé dans la découverte que l’histoire racontée ressemblait tout à fait à un récit que j’aime lire ou voir en tant que lecteur ou spectateur : un jeune homme revient dans la maison familiale de son pays natal (ici afin d’enterrer son père), ce qui déclenche chez lui réflexions et souvenirs en lien direct avec ce retour (et cette perte, ce deuil récent). Le début est assez narratif, et même si le style crée une barrière avec l’action, que l’écriture est peu imagée, visuelle, on nous raconte quelque chose : l’enterrement du père et des souvenirs de pêche. On nous relate notamment l’anecdote (pourtant essentielle pour une anecdote) de son père pêchant un poisson-chat à trois yeux, le jour des morts, en plein mois d’août, quelques jours après la mort de son propre père. Ce récit n’est pas de première main, plutôt un assemblage de différents points de vue de famille sur une même « légende » mais c’est sublime car cela flirte avec le fantastique, avec l’irréel, au sein d’un univers normal, banal presque. Les membres de la fratrie font des suppositions, selon leurs croyances traditionnelles : ce poisson était-il la réincarnation du grand-père ? Mais rien n’est certain et c’est cette incertitude qui rend intéressant l’équilibre ténu entre merveilleux et réalisme.

Cette pêche étonnante est aussi à l’origine de la perte d’intérêt du père pour le christianisme, et c’est à partir de là que le roman a moins ferré mon attention. Le narrateur se met alors à accorder davantage d’importance aux réflexions théologiques qu’au récit de sa vie, ou qu’à l’action-même de vivre. Il se met à prendre beaucoup de temps pour expliquer qui sont ses deux oncles, l’un pasteur, l’autre l’héritier désigné du flambeau familial. La question de la transmission est centrale. Satoru (notre narrateur) s’imagine à un moment reprendre la propriété familiale et donne deux versions de cette rêverie, l’une idyllique, l’autre plus négative car plus réaliste : c’est un beau passage car il illustre bien le fonctionnement de l’esprit humain, cette capacité si particulière que nous avons à fantasmer notre passé/présent/futur de multiples façons. Bien sûr, la dimension religieuse s’explique par le choc de la mort du père et par le vide que cette disparition a engendré. Il est logique que les angoissantes questions sur la vie après la mort soient très présentes. Mais ça n’a pas empêché cette seconde partie de m’ennuyer.

Pour la résolution des enjeux amenés par le récit, on retrouve heureusement un peu d’action. Le jeune homme revient quelques mois plus tard au pays natal et se lance dans une partie de pêche. Il se trouve que c’est le jour des morts, celui-là même où son père dans le passé avait pêché le poisson-chat à trois yeux. L’animal est devenu pour les personnages, comme pour nous lecteurs, le symbole du deuil et des réflexions théologiques, mais aussi celui de l’esprit des pères morts récemment. La partie de pêche a beau être symbolique, elle n’en est pas moins visuelle, factuelle, et ce retour aux gestes est bienvenu. Elle finalise l’évolution que le fils a réussi à effectuer en dépassant l’apathie dans laquelle la mort de son père l’avait laissé.

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« En attendant le soleil » de TSUJI Hitonari

En Attendant le soleil est un peu le « roman caché » de Hitonari TSUJI. N’étant pas disponible en poche, il est moins visible que ses autres livres. Il l’a peut-être été à sa sortie, visible, mais si ce fût le cas, alors il ne l’est plus. C’est pourtant un roman riche et foisonnant. Il met en scène plusieurs personnages, et comporte donc plusieurs trames narratives, et tous et toutes ont leur importance. C’est selon moi la plus complexe des œuvres de cet auteur.

Shiro en est le narrateur principal. Il est « salisseur » de décor de tournage. Au moment où démarre le roman, il travaille sur un film historique.

Inoue en est le réalisateur. Ce vieil homme tourne son film ultime, le plus personnel. Le scénario raconte l’histoire d’un trio amoureux pendant la réalisation d’un documentaire filmé lors de la bataille de Nankin en Chine. Il se base sur ses propres souvenirs, ceux de son amour pour Fei Fan, une actrice chinoise faisant partie de ce trio.

Jiro est le frère de Shiro. Il est actuellement dans le coma : on lui a tiré dessus.

Tomoko est la script du vieux cinéaste. Elle fût la petite amie de Jiro mais va devenir celle de Shiro. Elle ressemble beaucoup à Fei Fan.

Fujisawa est un yakusa mi-occidental, mi-japonais, un métis. Il harcèle Shiro pour récupérer un cartable d’écolier qu’il avait confié à Jiro, avant que celui-ci ne tombe dans le coma.

Craig est le père américain de Fujisawa. Il a été fait prisonnier à Hiroshima en juillet 1945 et sait qu’une bombe atomique va être lancée sur la ville en août. C’est par l’intermédiaire du journal qu’il a écrit pendant sa détention que l’on connaît son histoire. Il est parvenu à confier son carnet à son sauveur, puis à la jeune japonaise qui portera son enfant.

Tous ont un point commun : ils attendent le soleil. Ou plutôt les éléments symboliques qui sont rattachés au soleil, à savoir la lumière, l’atome, la rédemption, l’amour, la survie. C’est un roman à plusieurs voix sur l’Attente.

Les différentes trames s’entremêlent, à la manière d’un montage alterné. Toutes sont reliées et s’éclairent mutuellement. « Le monde de Jiro » est celle qui permet de les coordonner car dans son rêve, dans son coma, Jiro redevenu enfant se balade dans l’univers de chaque personnage : le sien, celui de son frère, celui de Fujisawa, celui d’Inoue et de Fei Fan et enfin celui de Craig. Par le rêve, il traverse le roman et l’Histoire pour revenir à la source de tous les protagonistes.

L’attente ne finira pour eux que lorsque leurs plaies seront refermées. Il faut que leur situation actuelle se débloque, se décante et fasse un bond dans le 21ème siècle. Pour y parvenir, deux d’entre eux doivent faire un retour dans le passé. Inoué est resté figé sur la faute qu’il a commise à Nankin : avoir laissé partir son amour dans une rue de la ville, cette lâcheté ayant provoqué sa mort. Fujisawa est condamné à une vie médiocre de yakusa tant qu’il n’aura pas résolu son problème d’identité d’enfant métis. L’esprit de Jiro, dans son voyage onirique, doit donc dénouer des nœuds qui concernent la vie antérieure de ces personnages. Shiro et la script Tomoko, eux, n’ont pas de problème avec leur passé mais avec le présent : tant qu’ils ne savent pas si Jiro va sortir du coma ou si c’est la mort qui l’attend, ils n’auront aucun avenir commun en tant que couple. Quant à Craig, c’est avec l’avenir immédiat qu’il a un souci : il sait qu’il va mourir quand sera larguée la bombe atomique sur la ville où il est retenu prisonnier.

Mais c’est encore plus profond, plus complexe que cela : Inoue avoue à un moment avoir désiré que Fei Fan meurt et on sait que Shiro a envie, a besoin, que son frère ne sorte pas vivant de son coma.

Tsuji profite des allers-retours que font ses personnages entre l’époque actuelle et la seconde guerre mondiale pour dénoncer plusieurs éléments historiques. L’utilisation et les conséquences de la bombe atomique bien sûr, mais aussi les ravages qu’a causé l’armée impériale japonaise en Chine et sur le continent asiatique : pillages, humiliations, assassinats, viols. Il met en avant l’hypocrisie d’une colonisation basée sur la guerre, sur la force. Toute l’Asie connaît ces atrocités mais au Japon existe un courant politique, idéologique, de plus en plus important, qui veut déculpabiliser la population japonaise des crimes commis pendant les années 30-40. Hitonari TSUJI s’attaque à cette montée réactionnaire en condamnant le mal qu’a perpétué son propre pays dans un passé pas si lointain.

L’épisode Craig est une manière de fouiller au fin fond de l’être humain en décrivant ce que peuvent être les sentiments, les sensations et les pensées d’un individu situé dans le couloir de la mort, au seuil de la fin de sa vie. L’auteur se place dans la tête de cet américain en lui insufflant ses propres angoisses existentielles. L’angoisse de ne rien laisser au monde après sa disparition, de ne pas mourir en paix avec soi-même, de partir sans que son existence ait pu avoir de sens ou de se retrouver dans le grand vide après son dernière souffle. Comme dans Le Bouddha blanc, on retrouve les préoccupations métaphysiques de Tsuji. Ce personnage seul face à son Moi le plus authentique est typique de son œuvre. Si l’écrivain imprègne autant Craig de religiosité ce n’est pas seulement lié à sa culture américaine mais parce que la recherche d’une consolation supérieure, d’une présence mystique, nous dit-il, est une constance chez l’Homme – surtout face à la mort.

Tous sont dans une situation de crise qui les oblige à revenir sur eux-mêmes, à plonger au plus profond de ce qu’ils sont afin d’affronter leurs entrailles brisées, leur âme blessée.

Jiro est ce personnage qui s’avère être le double du narrateur en plus beau et en plus audacieux, dualité qui existe aussi dans L’arbre du voyageur et dans La lumière du détroit. Tandis que Shiro a un côté ordinaire, calme, posé, son frère est « extra-ordinaire » et vit dans l’extrême, dans l’aventure permanente. C’est par le coma, dans cette ironie du mal pour un bien, que Shiro peut mieux comprendre la relation qu’il a toujours eue avec Jiro. Petit il l’a admiré mais s’en est éloigné peu à peu quand ce dernier est entré dans la délinquance. C’est finalement grâce à « l’immobilité comateuse» de son modèle d’antan que le narrateur peut s’affirmer lui-même. Tant qu’il était vivant, il demeurait dans son ombre. Cette affirmation individuelle, existentielle, passe aussi par Tomoko. La petite amie de Jiro est attirée par Shiro le petit frère par un phénomène de transfert amoureux mais finira par ressentir de véritables sentiments à son égard.

« Le monde de Jiro » est donc un monde parallèle à la réalité qui se situe dans le subconscient du personnage. Cet univers a une place importante dans le roman car il contient tous les personnages mais aussi de nombreux symboles (le cartable est aussi une autre forme de ce « soleil » que chacun attend). On y voyage de sa chambre d’enfant aux ruines de Nankin où Inoue et Fei Fan s’aiment et se déchirent, en passant par son lotissement entouré de néant ou par la prison dans laquelle Craig est détenu. Comme toujours, Tsuji accorde un rôle non négligeable à l’activité du rêve. La mécanique de l’inconscient permet de sauter d’un lieu à un autre, d’une époque à une autre, de façon illogique et logique à la fois et de mêler dans un même chapitre des protagonistes qui ne se sont jamais rencontrés. Il me semble que c’est dans ce monde que les nœuds sont défaits et que tous dépassent la crise dans laquelle ils étaient retenus prisonniers. Dans cet univers, le cartable devient la bombe A et c’est Jiro en l’ouvrant qui la fait exploser.

En parlant de la délinquance et de la drogue, Tsuji évoque des aspects du Japon d’aujourd’hui qui prennent leur source au 20ème siècle. Tout ce qui existe dans le présent a une cause dans le passé.

Dans ce roman où plusieurs formes d’écriture se mélangent, le journal intime ou les récits enchâssés par exemple, il n’y a pas de héros, pas de bons ni de mauvais, simplement des individus qui sont toujours le fruit de leur propre histoire comme de la grande Histoire.

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