Ce roman de KAWAKAMI Hiromi débute dans la poissonnerie « Uoharu » tenue par l’excentrique Heizô et fréquentée par la grande majorité des habitants du quartier. C’est dans ce havre de paix situé à une vingtaine de minutes du centre de Tokyo que va se rencontrer toute une panoplie de personnages ayant chacun leurs petits problèmes, leurs propres rêves, leurs angoisses et leurs envies plus ou moins réalisables ou concrètes. Le « quartier général » pour tous ces habitants est la taverne « La Grappe » où se rend régulièrement la célibataire KARAKI Taeko qui adore observer les clients et s’applique à comprendre ce microcosme qui tente d’échapper à la mégalopole et à sa froide déshumanisation. Il semble y avoir chez chacun d’eux un léger mystère, une anecdote à recueillir, un appel à l’aide, mais surtout une terrible envie d’échapper à une solitude inévitable dans un monde si étourdissant.
Dès le début du roman, on se rend compte que tous ces personnages sont liés les uns aux autres d’une façon volontaire ou aléatoire. Taeko apprendra par exemple qu’Heizô, le poissonnier et habitué de « La Grappe » est intimement lié au personnage énigmatique qu’est le taciturne Gen. Tous les deux vécurent des événements tellement douloureux qu’ils en devinrent amis alors que tout les prédestinait à se détester mutuellement. Gen est malgré tout devenu marginal et a fini par s’installer dans une annexe de la poissonnerie.
Au gré des pages, KAWAKAMI nous fait découvrir des personnages comme Sentei, une astrologue cupide qui se fait prendre à son propre jeu ; un homme qui, après avoir échoué dans différentes sociétés, décide de travailler comme auxiliaire de vie sociale après avoir lu dans un manga qu’il aurait plus de chances que partout ailleurs d’y rencontrer l’âme sœur ; ou encore, un homme qui, après la mort de son hamster, s’est mis à sortir de chez lui uniquement pour prendre des clichés de pluies…
KAWAKAMI profite de toutes ces petites vies inventées ou observées pour nous décrire le Japon actuel face à ses problèmes économiques, démographiques et culturels. Mais elle n’hésite pas à nous faire part de certaines observations plus philosophiques, comme la différence entre la banalité et la normalité, en nous contant l’histoire de cette jeune épouse qui ne demande qu’une chose dans sa vie, c’est que tout reste dans l’état actuel des choses et que la banalité n’est pas une preuve de faiblesse ou d’ennui, mais bien une attitude volontaire face à la vie et à ses aléas. Il est parfois préférable de se contenter de ce que l’on possède et le mieux est trop souvent l’ennemi du bien.
KAWAKAMI traite également de sujets plus universels comme l’amour impossible entre une femme plus âgée que son conjoint et qui, pour le bonheur de celui-ci, décide de le quitter sans aucune explication, ou également l’histoire de cette petite fille qui, ayant perdu sa maman, craint que son père ne soit pas à la hauteur et nuise à son image auprès de ses copines de classe. Un des sujets les plus fréquemment étudiés dans ce roman est la relation entre mère et fille ou grands-parents et petits-enfants, sujet effectivement universel, mais qui prend dans un roman japonais une dimension plus pertinente étant donné que toute la société japonaise, basée sur la famille, est de nos jours remise en cause.
Le récit est donc très clairsemé et manquerait de cohérence si KAWAKAMI n’avait pas décidé d’unifier le tout temporellement et localement. Elle ne réussit que partiellement à garder cette linéarité ; malheureusement les descriptions géographiques et temporelles faisant souvent défaut au récit, le lecteur se perd quelque peu et n’arrive plus à trouver ces quelques repères indispensables à une lecture fluide et aisée. Mais il est exact aussi que KAWAKAMI ne recherche pas la fluidité, cela peut plaire ou déplaire au lecteur, mais une chose est certaine, c’est que pour celles et ceux qui auront suivi l’auteure jusqu’aux dernières pages, une question s’imposera à eux : et si la relecture de ce roman m’apportait une plus-value maintenant que je connais la clé du récit ? La seconde lecture serait peut-être tout aussi enrichissante, si pas plus, que la première, chose assez rare que pour être soulignée.
Enfin, on pourrait comparer ce roman-nouvelles à un ballon que l’on gonfle de petits récits et qui, après avoir atteint sa taille maximale, reprendrait sa forme originelle truffée de petits trésors de sensibilité et d’émotions. Comme à son habitude, la romancière traite les petites choses de la vie avec une perception très féminine de la vie, ce qui est sans aucun doute le trait le plus particulier de son œuvre. KAWAKAMI Hiromi est en effet actuellement l’une des écrivaines les plus représentatives de la sensibilité féminine japonaise avec, entre autres, sa consœur ITOYAMA Akiko.
Le temps qui va, le temps qui vient sur Amazon.fr