« Le diable chuchotait » de MIYABE Miyuki

Quelque part dans les années 1980, d’étranges suicides surviennent à Tôkyô. Trois jeunes femmes qui ne se connaissaient pas se sont donné la mort sans raison apparente. MITA Atsuko, âgée de vingt ans, s’est jetée sur les voies de la gare de Takadanobaba, sur la ligne Tôzai du métro Eidan. Elle est morte sur le coup, renversée par l’express qui entrait en gare.

KATÔ Fumie, quant à elle, s’est mise à gravir quatre à quatre les escaliers comme si elle était poursuivie par quelqu’un, elle traversa le toit-terrasse et enjamba la balustrade, pour se jeter dans le vide. Les témoins sont formels, la jeune fille était seule, personne ne la poursuivait, son geste reste totalement incompréhensible.

SUGANO Yôko, vingt et un ans, étudiante en troisième année à l’université de jeunes filles Tôa d’Ishibashi à Tôkyô, fut renversée par le taxi de Mr ASANO Taizô, cinquante ans, domicilié à Morikami et chauffeur de taxi exemplaire depuis vingt-cinq ans alors qu’elle traversait l’intersection Midori 2. Elle succomba peu de temps après des suites de ses blessures. ASANO Taizô sera interpellé pour homicide involontaire et sera entendu par la police de Jôtô avant d’être incarcéré.

ASANO Taizô vivait jusqu’à ce jour tranquillement avec son épouse Yoriko, sa fille Maki et le jeune Mamoru qui, ayant perdu brutalement sa mère, s’était vu dans l’obligation de rejoindre sa tante Yoriko, son père ayant disparu après avoir été confondu dans une histoire de détournement de fonds publics. Le jeune Mamoru, se retrouvant complètement désemparé devant l’arrestation de son oncle par alliance, et trouvant que la police mettait trop de temps à libérer Taizô, décide de mener sa propre enquête. C’est à ce moment que d’étranges appels téléphoniques lui parviennent lui répétant inlassablement la phrase qu’il ne cessera plus de retourner dans sa tête : « Merci d’avoir tué Yôko Sugano. Il était normal qu’elle meure, cette fille ». Commence alors pour le jeune homme, une suite d’événements et de rencontres qui l’enverront droit vers un monde où la frontière entre la science et l’ésotérisme deviendra de plus en plus ténue.

On retrouve dans ce roman de MIYABE Miyuki un thème qu’elle avait déjà développé dans son roman « Crossfire » : la force de l’esprit. Dans « Crossfire », la jeune Junko a le pouvoir de pyrokinésie, elle peut mettre le feu à ce qu’elle veut et à distance juste à la force de son esprit. Dans « Le diable chuchotait », il est également question de manipulation mentale, MIYABE prend pour sujet le fait qu’un être humain est capable de faire faire ce qu’il désire à un autre être humain même si celui-ci est programmé au réflexe de survie. La pyrokinésie (qui relève uniquement de la science-fiction) laisse ici la place à un phénomène bien plus sérieux et scientifique, à savoir l’hypnose (même si celle-ci est traitée de manière romanesque et extrapolée).

Le suicide prend également une place importante dans ce roman de MIYABE. Comment ces trois jeunes filles en sont-elles venues à cet acte ultime qui contrecarre toutes les théories prônant l’instinct de survie inaliénable de l’être humain ? Seul un pouvoir surnaturel utilisé par une âme malveillante a pu être capable de projeter ces trois filles vers une mort volontaire ; encore faudra-t-il au jeune Mamoru le courage et l’intelligence de découvrir la personne qui se cache sous cette avalanche de suicides et les raisons pour lesquelles il a agi apparemment aveuglément.

La réussite de « Le diable chuchotait » tient sans aucun doute à la jeune personnalité de cet adolescent de seize ans qui, pour venir en aide à son oncle qui a bien voulu le recueillir alors que son avenir n’était pas du tout assuré, se bat à corps perdu dans un monde d’adultes qu’il ne connaît pas encore et qui lui réservera bon nombre de mauvaises surprises. Mais plus encore, la quête de son identité et de ses origines imposée par ces événements récents et malheureux, rend le jeune Mamoru encore plus attachant ; le voir se démener pour sauver son oncle tout en découvrant une vérité paternelle très difficile à accepter donne au roman une dimension autre que simplement policière et fantastique.

« Le diable chuchotait » de MIYABE Miyuki est un roman agréable et sans prétention qui a le mérite de ne pas vouloir à tout prix égarer le lecteur dans un labyrinthe d’indices invérifiables ou autres retournements de situation qui, pour certaines œuvres du genre, finissent par ternir la trame narrative du roman à coups de surenchères et d’improbabilités manifestes.

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« Du sang sur la toile » de MIYABE Miyuki

Dans la banlieue de Tokyo, un homme est retrouvé lardé de vingt-quatre coups de couteau. Seule témoin, une femme de cinquante-deux ans, FUKADA Tomiko qui dit avoir entendu près de chez elle, dans le quartier de Yamano, un cri de femme durant la nuit.

C’est assez peu, mais le DPM (Département de la police métropolitaine de Tokyo) se met immédiatement au travail. La victime est un certain TOKORODA Ryôsuke, en apparence un bon père de famille sans histoire. Après quelques recherches, la police découvre que ce crime pourrait être lié à une autre affaire toujours non élucidée concernant une jeune femme, IMAI Naoko, qui fut retrouvée plusieurs jours auparavant étranglée sur son lieu de travail.

La police soupçonne assez rapidement une mineure d’âge nommée A, mais durant leur enquête, il s’avère que TOKORODA semblait vivre une vie parallèle sur Internet. Insatisfait de sa famille « réelle », l’homme s’était créé une famille virtuelle sur la toile afin de compenser ses déceptions familiales.

MIYABE Miyuki, comme dans son roman « Une carte pour l’enfer », met en garde ses lecteurs contre les facilités octroyées à tout un chacun par la société contemporaine. Dans « Une carte pour l’enfer », la carte bancaire finit par altérer la personnalité des personnages, ce qui les conduit dans d’inextricables situations sociales. Dans « Du sang sur la toile », elle se penche sur le plus grand véhicule social qu’est devenu Internet. Les réseaux sociaux ont complètement changé la donne des relations entre êtres humains. Et à vouloir jouer avec le virtuel, le vrai faux, le parallélisme, on risque d’en oublier les vraies raisons des relations humaines et de créer un monde qui risque de s’avérer plus puissant et dominateur que son créateur.

Dans les faux-semblants et les fausses pistes, MIYABE Miyuki est incontestablement une experte. Elle est non seulement capable de nous égarer dans une histoire alambiquée que l’on tente à tout prix d’élucider, mais ses moyens littéraires sont également à la hauteur. Elle arrive à créer des personnages que l’on pense connaître, mais qui ne sont que le reflet d’un monde imaginé. En quelques coups de plume, elle nous dessine à la perfection un personnage, un lieu, une situation. Sa façon d’écrire est très visuelle et cinématographique. La quasi-totalité de son roman se passe dans une salle d’interrogatoire et l’on sent continuellement la présence de tous les protagonistes, on passe d’une pièce à l’autre à tout bout de champ, on fait l’aller-retour au travers de cette fameuse vitre sans tain, on croit tout le monde, on se fait berner par tout le monde. Tout est rapide et psychologiquement tendu. L’intégration de texto tout au long du roman est également un excellent moyen de rendre le récit confus au début et progressivement de plus en plus limpide.

Ce roman policier original et confondant confirme le talent de MIYABE Miyuki qui fait indubitablement partie des plus grands écrivains policiers japonais contemporains.

Petit bémol cependant pour le titre ridicule et « accrocheur » du livre. « Du sang sur la toile », la toile étant le web, bien sûr. Le titre original étant « Shadow Family » (La famille de l’ombre) qui représente bien plus l’idée intrinsèque du livre que le titre choisi par les Éditions Picquier.

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« Crossfire » de MIYABE Miyuki

Il y a comme un parfum de vengeance qui plane au-dessus de Tokyo en cette fin de 20ème siècle. Vengeance envers tous les délinquants et meurtriers qui ont réussi à échapper à la justice plus traditionnelle. Le manque de preuves et autres tracasseries judiciaires ne sont pas du tout du goût de la jeune AOKI Junko. Mais que peut faire une jeune fille apparemment sans histoire contre tous ces malfrats et violeurs sans scrupules ? Et bien, simplement les carboniser d’une manière plutôt inédite. En effet, Junko a le pouvoir de pyrokinésie. Elle peut allumer à distance tout ce qui lui plaît (ou plutôt lui déplaît). Un peu de concentration et un énorme dégoût pour les criminels impunis lui suffisent pour transformer n’importe quel être vivant en torche humaine. Personne ne pourra y échapper, cette arme est tout aussi rare qu’efficace.

Deux policiers sont alors chargés d’enquêter sur ces étranges histoires de pyromanie macabre. L’un est convaincu qu’il est tout à fait possible de déclencher un feu par la pensée, alors que l’autre pense qu’il doit y avoir un autre moyen bien plus terre à terre pour expliquer ces étranges assassinats.

Le livre de MIYABE est un livre à deux histoires parallèles, l’une est celle de Junko qui vit sa vie de meurtrière justicière, et l’autre est celle de ces deux policiers qui cherchent et ne comprennent pas grand chose à la situation, mais qui finiront par se rendre compte que ces deux univers parallèles sont assez proches que pour pouvoir un jour se rencontrer.

Ce livre met évidemment en évidence la question de la justice humaine, de l’impunité de certains criminels qui échappent au jugement en raison d’une trop grande criminalité ambiante ou d’une limite flagrante du système judiciaire. Ce livre pose à sa manière la question de la justice personnelle. L’homme est-il en droit de faire sa propre justice quand la société n’est plus capable de le faire ? Cette question, MIYABE Miyuki ne se la pose pas vraiment, elle l’utilise juste pour fonder son récit et en faire un livre. Et c’est tout ce qu’on lui demande. Ce livre est très réussi, l’histoire est palpitante, elle arrive à nous tenir en haleine du début jusqu’à la fin. Les personnages, surtout Junko, sont très réussis. Lorsqu’on lit la vie des deux policiers, on est attentif, mais on ne peut s’empêcher de penser à la jeune pyromane et on a hâte de la retrouver dans le chapitre suivant. Parmi tous ces personnages, il y a également une petite fille qui rentre vers le milieu du récit et qui est étrangement effacée par MIYABE. Dommage, il aurait certainement été intéressant de mettre en évidence les pensées de cette enfant mais l’auteure a préféré rester dans le monde des adultes ; ça aurait pu donner une autre dimension au récit.

MIYABE Miyuki est sans conteste l’une des grandes écrivaines japonaises contemporaines de romans policiers avec la très inégale KIRINO Natsuo. MIYABE, même si elle ne veut pas être considérée comme une romancière engagée, est tout de même très impliquée dans les problèmes sociaux de son Japon actuel. Déjà dans « Une carte pour l’enfer », elle pointait le consumérisme à outrance chez ses contemporains et les mettait en garde de toutes dérives. Le Japon est actuellement certainement le pays le plus consommateur de produits quels qu’ils soient.

Dans « Crossfire », elle met le doigt sur cette violence qui, très souvent, est caricaturale dans nos pays occidentaux qui se font une image très violente du Japon alors que Tokyo est loin d’être une ville aussi violente qu’on veut bien le croire ; mais la violence existe et la justice (parfois corrompue) n’est pas toujours à la hauteur de la demande des citoyens d’aujourd’hui. Mais MIYABE aime à nous rappeler qu’elle écrit juste des romans qui, elle l’espère, plairont, et c’est tout.

Très bon thriller, donc, même si le nombre incalculable de coquilles et de mots non imprimés est impressionnant.

Cette édition chez Picquier comporte également à la fin une très intéressante analyse de la littérature policière japonaise contemporaine et de ses représentantes féminines, ce qui nous donnerait presque l’envie de relire le livre différemment.

Son livre a également été adapté au cinéma par KANEDO Shusuke sous le titre de « Pyrokinesis » qui malheureusement est tout à fait introuvable.

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« Une carte pour l’enfer » de MIYABE Miyuki

Ce que l’on demande à un bon roman policier, c’est qu’il nous tienne en haleine du début jusqu’à la fin, que l’intrigue tienne le coup et qu’elle ne soit pas trop tirée par les cheveux, qu’elle soit réaliste. La littérature policière n’est pas une littérature qui demande beaucoup de soin au niveau de l’esthétique, la beauté intrinsèque de la littérature japonaise (la rêverie, la pureté,…) ne rentre pas vraiment en compte dans ce genre de littérature. Et c’est exactement ce à quoi se livre Miyuki dans « Une carte pour l’enfer », seul l’intrigue est importante, il n’y a aucune recherche de style ; mais ce livre est réellement captivant.

L’histoire est celle d’un policier d’une quarantaine d’années, Honma, qui après un accident, se voit provisoirement sans travail. Mais malheureusement ou heureusement pour lui, une nouvelle enquête, plus privée celle-ci, va lui tomber dessus sans prévenir. Le fils de son épouse décédée il y a peu, vient lui aussi de perdre sa fiancée, mais d’une toute autre manière, elle a disparu sans laisser la moindre trace. Désemparé, il vient demander l’aide de son beau-frère qu’il n’a plus vu depuis une éternité, mais son désarroi l’emporte sur sa timidité et il vient expliquer cette étrange disparition à Honma qui voit d’abord d’un mauvais œil ce travail inattendu. Mais bon, la famille passe avant tout et il se met de suite au boulot. Boulot qui s’avère immédiatement plus difficile que prévu, puisque dès le départ de son enquête, Honma se rend compte qu’il y a un problème sur l’identité réelle de la disparue. Honma, malgré sa récente blessure à la jambe, se verra obligé de parcourir le Japon à la recherche d’une personne qu’il n’a jamais rencontrée et qui semble avoir menti sur sa propre identité et qui en fait est peut-être une autre.

« Une carte pour l’enfer » est donc un bon roman policier mais est loin d’être un grand roman. Les personnages n’ont malheureusement aucune personnalité, on les confond régulièrement, MIYABE ne prend jamais le temps de les décrire, que ce soit physiquement ou psychologiquement, aucun n’a vraiment de caractéristiques propres, tous les noms se mélangent, ce qui rend le récit beaucoup trop saccadé, un peu plus de fluidité n’aurait pas fait de tort.

Mais le personnage principal de ce roman, et c’est ce qui fait toute l’originalité de ce récit, est un objet que tout le monde connaît, un objet omniprésent dans nos sociétés contemporaines, un objet minuscule et qui n’a l’air de rien, mais qui est capable de faire tomber quiconque dans une spirale infernale comme n’importe quelle drogue dure : la carte de crédit.

« Une carte pour l’enfer » est donc plus un roman policier écrit par une japonaise qu’un roman policier typiquement japonais.

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