« Une marche jusqu’à Kobé » de MURAKAMI Haruki

C’est en mai 1997 que l’idée de faire un voyage vers Kobé vient à l’esprit de l’écrivain Haruki MURAKAMI. L’auteur est en fait né à Kyoto, mais peu de temps après sa naissance, sa famille déménage à Shukugawa, un quartier de Nishinomiya (ville de la préfecture de Hyōgo), pour ensuite s’installer non loin de Kobé, à Ashiya, où il passa la majeure partie de son adolescence.

C’est à Nishinomiya, avec un cahier et un petit appareil photo, qu’il commence son périple. Le but de ce voyage littéraire est avant tout personnel, et dès les premières pages, l’auteur ne s’en cache pas. Son envie première est de s’apercevoir par lui-même comment lui apparaîtrait cette région qui l’a vu grandir, mais surtout, quel reflet de lui-même ce pays transformé lui enverrait-il. Sa deuxième motivation quant à elle est plutôt de visualiser globalement comment la ville dans laquelle il a grandi a été affectée par le grand tremblement de terre survenu deux ans plus tôt.

On s’en doute, MURAKAMI ne va pas se contenter de détailler méticuleusement ce qu’il aperçoit, très vite ce pèlerinage se transforme en une sorte de voyage initiatique inversé, en une introspection humaine typique de l’auteur. En outre, il met rapidement en relation ce tremblement de terre survenu le 17 janvier 1995 avec l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tōkyō perpétré le 20 mars de la même année. Il ne peut s’empêcher d’essayer de comprendre le pourquoi de cette violence gisant sous nos propres pieds. Et comme très souvent dans les œuvres de l’auteur, il doit constater qu’il n’est pas capable d’en trouver la ou les réponses.

Ce récit de voyage ne cesse d’osciller entre les souvenirs d’enfance de l’auteur et la question de la violence de l’humain (outre l’attentat au gaz sarin de la secte Aum Shinrikyō, Murakami nous parle également de deux faits divers particulièrement atroces qui eurent lieu dans la région et dont les victimes étaient de jeunes écoliers) et de celle de notre environnement naturel. Le récit est fluide et limpide, malgré les interrogations de l’auteur, il y règne une certaine paisibilité, une certaine sérénité. Un joli récit typique de l’œuvre de celui qui écrira une petite dizaine d’années plus tard un certain : « Autoportrait de l’auteur en coureur de fond ».

« Une marche jusqu’à Kobé » (Kōbe made aruku / 神戸まで歩く) est un récit de voyage inédit en français traduit par Hélène Morita.  Il est tiré du recueil d’essais Henkyo Kinkyo (辺境・近境) paru au Japon en 1998 et a été publié en français dans le n° 4 de la revue Jentayu.

« La ballade de l’impossible » de MURAKAMI Haruki

Il s’écrit sans doute tellement d’essais, de biographies et d’articles sur l’œuvre de Haruki Murakami qu’il paraît difficile d’en dire quelque chose de nouveau ou d’original.

Mais dire simplement que sa lecture me touche semble possible. Ou plutôt dire qu’elle me berce. Dire qu’il y a cette légère mélodie qui instantanément m’emporte. Il y a les mots, les phrases, ces petites touches de détails sur le temps, sur l’atmosphère qu’il fait par moment, ces courtes scènes qu’on dirait inutiles mais qui sont décrites avec tant de subtilité qu’elle parviennent à me transporter dans un visuel familier. Avec cette mélodie légère, mon esprit peut transposer ces scènes dans un visuel qui m’est intime. Haruki nous donne de l’espace, de l’air libre. Il n’y a rien de rebutant car son écriture est douce et fluide, sans jamais donner l’impression qu’il veut à tout prix nous charmer. Non, c’est une sincérité naturelle qui déborde du texte et vient avec évidence nous séduire.

L’histoire est simple. Il n’y a aucune intrigue brillante ou sophistiquée. Il s’agit d’un réel (bien que fictionnalisé) qui sonne aussi bien vrai que vraisemblable. Il y a le fond historique, ou l’arrière-fond de l’histoire récente, la fin des années 60, qui depuis longtemps m’intéresse, et qui donne au récit son ancrage dans la réalité. On sait que ces années-là ont connu des révoltes sur les campus du monde entier, ce qui fût aussi le cas au Japon. Murakami parle de ces luttes révolutionnaires, les évoque, mais comme son narrateur n’y participe pas, le lecteur y est très peu confronté. Haruki ne s’y est sans doute pas intéressé lui-même à l’époque et n’a d’ailleurs aucun regret sur ce point. C’est l’amour et la littérature seuls qui l’ont animé. Le sujet réside donc dans la manière dont un jeune homme devient adulte et fait son apprentissage de la vraie vie et des responsabilités qui vont avec, tout cela à travers ses histoires d’amour. Tout à fait le sujet sur lequel je peux plaquer mes propres préoccupations comme mon parcours personnel : mêmes lectures, caractère solitaire, un calme raisonnable en apparence, nécessités fréquentes à se détacher du réel, difficultés à devenir un véritable être sociable.

De même, il possède à deux moments différents deux amis qui s’avèrent plus que lui en toute chose : plus à l’aise dans le monde, dans l’action, plus légers et plus profonds, plus beaux, plus séduisants pour les filles, plus sensibles (Kizuki) ou plus insensibles (Nagasawa). Cette amitié faite de deux êtres différents mais généralement complémentaires me touche toujours, aussi bien dans l’existence que dans les œuvres que je peux lire ou voir.

Le sexe aussi. Murakami met en scène des personnages qui possèdent une activité dans ce domaine, qu’elle se fasse seul ou à deux, qu’elle s’exprime dans le fantasme ou dans l’altérité. Et c’est important de retrouver cet aspect dans un roman car la vie de l’être humain est faite de sexe, qu’on le veuille ou non. En le lisant, j’ai eu le sentiment, qu’en matière de mœurs, les Japonais étaient passés par les mêmes étapes à la même époque que les européens, et d’établir cette correspondance m’a fait très plaisir. Car c’est finalement la même complication et la même simplicité que nous connaissons en France et dans les pays qui nous entourent. J’aime les scènes où Watanabe et Nagasawa vont draguer à Shibuya le samedi soir et le fait que ça marche aussi facilement (même s’il y a un soir où c’est moins simple que d’habitude), j’aime l’idée qu’il y ait des Japonaises qui couchent le premier soir en étant aussi libérées, aussi égales en liberté que leurs homologues masculins.

On a donc affaire à un héros jeune, qui n’est en fait pas du tout un héros, qui se pense comme ordinaire, un lecteur cultivé, un solitaire peu dans l’action et qui vit malgré tout des histoires sexuelles avec des jeunes femmes, et qui apprend peu à peu à entrer dans le monde adulte : difficile de ne pas avoir aimé cette lecture.

J’aime le fait que Murakami nous mette face au suicide, à la folie, à la grande solitude, à la difficulté d’être au monde (une habitude il faut croire), aux pentes glissantes, dangereuses, âpres mais avec nuance, douceur, sans brutalité, dans une tendre musique mélancolique. Cette dernière a beau être peuplée de notes dissonantes, il a la volonté de nous montrer que cela fait partie de la vie, que les difficultés que l’on connaît tous viennent du simple fait de vivre et des injustices inhérentes à l’existence en soi (même s’il élude la possibilité qu’elles puissent provenir aussi d’un système économiquement injuste). Généralement, il l’exprime par l’intermédiaire d’un personnage racontant ce qu’il sait de la douleur ayant suivi un événement tragique (sauf quand Watanabe va voir le père mourant de Midori). Il impose ces difficultés existentielles à son héros pour le faire grandir, pour le faire sortir de lui-même, de son foyer, de ses habitudes et des barrières de protection qu’il avait lui-même érigées entre sa propre vie et le monde extérieur. Un vrai roman d’apprentissage.

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« Le passage de la nuit » MURAKAMI Haruki

     Nous sommes au début une caméra légère comme une plume, agile comme un oiseau, au regard aussi aiguisé que celui d’un aigle. Nous : le narrateur et le lecteur. Et aussi, pourquoi pas, un des personnages.
Ce point de vue volatile a pour but de nous offrir un large panorama sur Tokyo comme sur la société japonaise, avant de se fixer sur quelques proies particulières, sur quelques individus choisis dans la masse. Un tel système de narration donne le sentiment qu’Haruki aurait très bien pu s’attacher à d’autres personnages, voire à n’importe qui. Avec cette perspective, tout dans le récit paraît constamment ouvert et aléatoire.
Mais c’est sur Mari et Eri, deux sœurs, qu’il a décidé de fondre.
Mari a dix-neuf ans et elle lit dans un café. Elle a décidé de passer la nuit dehors. Elle se fait aborder par un ancien camarade de sa sœur, Takahashi, un étudiant et musicien. Eri, elle, dort dans sa chambre. Elle semble en permanence, dans son sommeil, surveillée par un homme issu d’une autre réalité.
Dans ce roman qui se déroule sur une seule nuit, plusieurs personnages gravitent autour de Mari et de Takahashi : Kaoru, la gardienne de nuit du love hôtel l’Alphaville, la femme de ménage de ce même Alphaville, une prostituée chinoise victime d’un passage à tabac, un salaryman souffrant d’insomnies qui a battu la prostituée en question et un homme mystère dont on ne connaît ni l’identité ni le visage.
Tandis que les chapitres concernant Eri sont courts, d’un style épuré, faits de phrases brèves, ceux qui décrivent les rencontres que fait Mari sont assez longs et majoritairement basés sur du dialogue. C’est à travers les discussions des personnages que le lecteur obtient des informations sur eux. On a très peu accès à leurs pensées, à ce qui se déroule dans leur esprit, et quand cela arrive, le point de vue relatant leurs réflexions intérieures semble en réalité extérieur, à distance, tout en suppositions.

     Le passage de la nuit ressemble à un exercice de style. Haruki s’essaye à différentes façons d’écrire son roman. Le style haché, comme « découpé à la machette », et la contrainte temporelle, une seule nuit, le prouvent. Pourtant, l’expérimentation littéraire n’est pas dénuée de significations.
On peut envisager le livre comme le portrait d’une jeune femme à un tournant de sa vie.
On peut aussi le voir comme un éloge des rencontres : comment rompre sa solitude par la discussion et la solidarité envers autrui vous améliore, vous transforme.
Mais il semble clair par ailleurs qu’on peut le lire comme un roman sur l’enfermement : l’histoire se déroule toujours dans des endroits fermés (le café, la chambre d’où l’on ne peut pas sortir, le bureau sombre, la pièce dissimulée du love hôtel ou la cave de répétition en sous-sol) et elle s’avère close par l’unité de temps, une nuit, une seule. « Tu ne nous échappera pas », cette phrase qu’entend un des personnages (même si ce dernier l’analyse d’une autre façon dans le récit) en est un symbole. Ce serait l’enfermement dans lequel vit chaque individu. Nous sommes tous enfermés, soit maintenant, soit pour toujours, semble nous dire Haruki. Comme Eri qui est calfeutrée dans son sommeil pour échapper à sa réalité, comme Koorogi qui fuit sans cesse des « on », des « ils » dont il ne sait rien, ou sans doute comme le lecteur qui est obligé de suivre le narrateur, sans possibilité pour lui de changer de point de vue.
Nous sommes à la fin au petit matin, dans une conclusion ouverte. Le parcours nocturne de tous les personnages est resté inachevé. Nous n’en saurons pas plus, sinon que le passage de cette nuit dehors a convaincu Mari de se rapprocher de sa sœur. C’est donc une renaissance certaine pour Mari et c’est certainement la fin de la crise ensommeillée d’Eri.

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« L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage » de MURAKAMI Haruki

« Depuis le mois de juillet de sa deuxième année d’université jusqu’au mois de janvier de l’année suivante, Tsukuru Tazaki vécut en pensant presque exclusivement à la mort. » Une phrase, et le socle de « L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage » est solidement et habilement posé.

Tsukuru Tazaki faisait partie, durant ses années de collège, d’un groupe d’amis inséparables. Malgré quelques différences de caractère, on peut dire que les cinq amis avaient énormément de points communs, ce qui les rendait en quelque sorte dépendants les uns des autres. Si l’on cherchait la petite bête, on aurait pu dire que Tsukuru Tazaki se distinguait légèrement sur un point : son patronyme ne comportait pas de couleur. En effet, les deux garçons s’appelaient Akamatsu (Pin rouge), Ômi (Mer bleue), et les deux filles, Kurono (Champ noir) et Shirane (Racine blanche). Mais le nom « Tazaki » n’avait absolument aucun rapport avec une couleur.

Durant les vacances d’été de sa deuxième année d’université, un événement plus qu’inattendu vint changer les fondements de la vie de Tsukuru Tazaki. Sans aucune raison apparente, et cela du jour au lendemain, les quatre amis de Tsukuru décidèrent d’un commun accord de ne plus jamais lui adresser la parole et de ne plus avoir aucun contact, quel qu’il fût, avec lui. Tazaki tenta à plusieurs reprises d’en comprendre la ou les raisons, mais il comprit rapidement que c’était peine perdue et pour lui, commença une longue période d’isolement et de désespérance. C’est à cette époque qu’il quitta sa ville natale de Nagoya pour la mégalopole Tôkyô.

À son arrivée à Tôkyô, il s’installa dans un appartement composé d’une simple salle de séjour et d’une chambre à coucher. Cet appartement, il ne le quitta plus, même lorsqu’il fut diplômé et engagé dans une société de chemin de fer dont le siège se trouvait à Shinjuku. Cette vie bien rangée et sans accrocs, il la continua durant plusieurs années. Durant cette période, il garda au fond de lui le souvenir de ses amis et de cette inexplicable séparation, tout en essayant de ne pas s’obstiner à regarder les ombres du passé.

Quelques années plus tard, Tsukuru Tazaki finit par rencontrer les deux personnes qui allaient le reconduire sur la route de ses souvenirs. À savoir Kimoto Sara, jeune femme de deux ans son aînée, et Fumiaki Haida, jeune étudiant universitaire discret à la beauté proche de l’idéal grec antique. Chacun à sa façon va persuader Tsukuru de retourner à Nagoya afin de lever le voile sur ce qui fut pour lui une espèce de frein à son développement personnel. Mais la quête du soi peut s’avérer dans certaines circonstances un piège sablonneux duquel il est très malaisé de s’extirper.

Dans ce neuvième roman (traduit en français), MURAKAMI s’est mis en tête de nous décrire ce que l’on pourrait appeler le trouble dissociatif de l’identité d’un jeune Japonais apparemment banal et qui se rend compte un beau jour qu’il pourrait être un autre que ce qu’il croit être, ou plutôt, être ce qu’il est, tout en développant occasionnellement une personnalité tout à fait différente de sa personnalité dominante. À la base du roman, il y a un secret, un secret que Tsukuru Tazaki n’ose pas découvrir, un secret qui permettra à l’auteur de faire voyager son héros de Tôkyô à Nagoya tout en passant par la Finlande. Ces différents voyages durant lesquels on retrouvera les amis d’enfance de Tsukuru, tels qu’ils ont été et tels qu’ils sont devenus.

L’auteur s’est mis en danger dans ce roman en éliminant toute forme d’onirisme. Cet onirisme qui lui a très souvent permis de faire ce que bon lui semblait. Ici, les choses sont beaucoup plus ancrées dans le réel, et c’est là que le bât blesse. Ce secret qu’il cajole et lustre durant tout le récit n’est sans doute pas assez solide que pour pouvoir rivaliser avec les songes authentiques dont se sert habituellement MURAKAMI. D’une idée de nouvelle, il en fit un roman et certes le format de nouvelle aurait été plus judicieux pour porter cette « idée » de secret insuffisant à l’élaboration d’un roman.

Heureusement pour le lecteur, l’écrivain a un réel et incomparable talent de conteur. Tout, sous la plume de MURAKAMI, se revêt d’une dimension jouissive et apaisante, d’une sorte de beauté narrative fluide, minimaliste et rafraîchissante. Outre le fait que ce secret reste et restera secondaire, les rencontres que Tsukuru Tazaki fait durant son pèlerinage sont toujours créatrices de tendres et espiègles dialogues entre les protagonistes. Ces dialogues que l’auteur maîtrise à merveille et qui très souvent sauvent des récits oscillants sur la corde raide de nos imaginations réciproques.

Un roman en demi-teinte, donc, de cet écrivain au succès planétaire, mais un roman qui ne perturbera en rien la crédibilité du reste de son œuvre.

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« 1Q84 – Livre 3, octobre-décembre » de MURAKAMI Haruki

Le troisième tome de la trilogie 1Q84 est ce que l’on pourrait appeler le livre du repli sur soi-même pour les trois personnages principaux.

Aomamé se voit disparaître temporairement dans un appartement de Tokyo savamment choisi par Tamaru afin que les membres de la secte « Les Précurseurs » ne puissent pas lui mettre la main dessus avant son départ définitif pour une région éloignée qu’elle-même ne connait pas. Durant cet isolement forcé, Aomamé entamera un réel travail de prise de conscience de ce qu’elle est devenue durant son séjour en 1Q84, période qu’elle n’arrivera jamais à comprendre totalement et qu’elle aimerait quitter d’une façon ou d’une autre. Mais le souvenir qu’elle garde de Tengo lorsqu’ils se sont rencontrés alors qu’ils n’avaient que dix ans, est trop tenace, et de ce fait, elle aspire à le revoir même si ce n’est que pour un court instant.

KAWANA Tengo, lui, quitte temporairement Tokyo et son travail d’enseignant pour se rendre au chevet de son père qui se trouve plongé dans le coma à l’hôpital de Chikura, région située au fin fond de la préfecture de Chiba. Il y passe le plus clair de son temps à parler à son père ou à lui lire des livres. Il y fera également connaissance avec les trois infirmières qui s’occupent à tour de rôle de son père. Cette situation pénible le replongera dans son passé, dans les années de sa jeunesse pas toujours heureuse avec un père passionné par son métier, mais également tyrannique.   Ce séjour au chevet de son père lui fera prendre conscience que, même si ce n’était pas tous les jours évident, il lui reste de superbes souvenirs, comme cette poignée de mains qu’il donna à une petite fille de son école prénommée Aomamé.

Quant à Ushikawa, après avoir reçu une demande expresse de la part des « Précurseurs » de retrouver Aomamé, et pensant qu’il existe une relation probable entre Tengo et Aomamé, décide de louer un petit appartement proche de celui de Tengo et de photographier les allées et venues de tous les habitants. C’est dans cette solitude que le personnage, sûr de lui, commencera tout doucement à se remettre en question et à perdre de la verve et de la contenance que le lecteur avait pu constater dans les deux premiers volumes. Le petit bonhomme difforme commencera à perdre peu à peu son équilibre, sans doute factice, lorsqu’il sera mis face à face à certaines situations étranges et psychologiquement dérangeantes. Mais sa confiance personnelle lui cachera l’évidence qu’il ne joue plus dans un monde évident, mais bien dans un monde à double dimension.

Dans ce dernier volume, on assiste à une lente réhumanisation des protagonistes qui, sans le savoir, commencent à se détacher de l’année 1Q84 pour rejoindre l’année 1984. Aomamé ne veut plus entendre parler de son passé criminel, Tengo revient vers son père et se replonge dans ses souvenirs de petit garçon, la vieille dame s’efface lentement du récit, quant à Tamaru, le gentleman, il commence à douter et se conforme aux desiderata de plus en plus humanistes et dangereux de la nouvelle Aomamé. MURAKAMI se concentre durant tout ce troisième volume sur ce qu’il y a de plus humain chez l’homme, à savoir l’amour, l’espoir, la mort et la reproduction inévitable qui fait que l’être humain est condamné à vivre.

MURAKAMI Haruki nous offre ce qui est sans doute une des plus belles caractéristiques de son œuvre, à savoir l’analyse psychologique pointue des personnages qu’il met en scène en les confinant dans un univers restreint propice à l’introspection. Chaque protagoniste profite, malgré eux, d’une situation imposée pour faire le bilan de leur propre vie. De ce qu’ils ont vécu et de ce qu’ils désirent pour leur avenir. MURAKAMI semble ne jamais s’intéresser aux contours, au visible, au tangible ; et où se trouve le concret dans son œuvre ? Tout est toujours à la frontière du réel et de l’irréel, de 1Q84 à 1984, de la vie réelle et de la chrysalide de l’air inventée (ou pas) par Fukaéri, une jeune adolescente à la limite de l’autisme.

Le réel de MURAKAMI se trouve dans le détail, comme s’il voulait contrecarrer son obsession du flou, du rêve, de l’onirisme. Le détail de la Sinfonietta de Leoš Janáček, par exemple, ou encore le profil ambigu du tigre de la station-service Esso et le coup de tonnerre ressenti lors d’un orage durant lequel l’acte sexuel outrepasse la conception classique et scientifique… Bref, la réalité est dans le détail, alors que l’intangible se faufile au travers de l’âme des différents personnages. Et l’on sait que MURAKAMI Haruki manie les deux avec une simplicité tout aussi déconcertante qu’envoûtante.

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« 1Q84 Livre 2 – juillet-septembre » de MURAKAMI Haruki

Dans ce deuxième tome de 1Q84, MURAKAMI fait entrer le lecteur encore plus profondément dans le no man’s land de ses deux mondes parallèles. D’un côté, la jeune Aomamé va devoir exécuter sa toute dernière mission sous l’œil vigilant de l’homme à tout faire Tamaru. Installée dans un appartement provisoire, elle attend patiemment le feu vert de ses employés tout en observant ces deux lunes qu’elle sait devoir quitter très prochainement. De l’autre, Tengo est toujours à la recherche de l’adolescente Fukaéri, l’auteure du roman La Chrysalide de l’air, dont on est toujours sans nouvelles. Mais la venue d’un certain Toshiharu Ushikawa, envoyé par l’Association pour la promotion scientifique et artistique du nouveau Japon, va temporairement le détourner de ses recherches. Celui-ci va lui proposer un étrange contrat qu’il refusera sur le champ, mais qui pourtant va le laisser dans un état de doute et de questionnement sur la vision qu’il porte sur l’étrange monde qui l’entoure.

1Q84 (Livre 2 – juillet-septembre) est plus proche des premières œuvres de MURAKAMI Haruki que toutes ses dernières productions. Son univers redevient beaucoup plus opaque et épais, beaucoup plus sombre et asphyxiant. Il utilise la frontière entre ces deux mondes parallèles pour enfouir le lecteur dans un univers que lui seul peut connaître, puisqu’il est le seul à pouvoir passer d’un monde à l’autre. Et c’est pour cette raison que ce deuxième tome est beaucoup plus oppressant. On a l’impression que les deux héros du livre pourraient se rencontrer, l’attraction qu’ils ont l’un pour l’autre suffoque le lecteur qui se positionne au beau milieu de ces univers aimantés. Et tout cela est rendu possible grâce à de petits détails que l’auteur sème au gré de sa volonté sans que l’on s’en rende compte. Une lune devient deux lunes, les créatures étranges relatées dans le livre La Chrysalide de l’air, sans apparaître clairement, arrivent à fusionner les deux mondes, les deux protagonistes ont des souvenirs en commun qu’ils interprètent chacun à leur manière…

Tout cela concerne l’atmosphère de ce deuxième volume, une sorte d’harmonie sombre et inquiétante sur laquelle se greffent les parcours d’Aomamé et de Tengo qui tentent de continuer leurs périples respectifs. Là, MURAKAMI reprend son art de conter avec son style fluide, introspectif et onirique. D’un côté, Tengo l’écrivain en herbe cerné par ses cauchemars romanesques et de l’autre, Aomamé la tueuse à gages aux prises avec le créateur de la secte des Précurseurs. Dans une chambre d’hôtel, les deux personnages se rencontrent et essaient de se comprendre. Aucun n’est là pour juger l’autre. Aomamé veut apprendre et comprendre la complexité de la secte, et l’homme est là pour la lui apprendre avant de disparaître à jamais. Un dialogue très intéressant sur la psychologie des sectes et la manipulation, un dialogue que MURAKAMI a voulu à la fois obscur et justifiable pour certains afin que le lecteur apprenne une partie de ce qu’il a lui-même appris après avoir enquêté sur la secte Aum Shinrikyō, secte qui terrorisa les Japonais en commettant un attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo en 1995.

Ce deuxième volume est donc la suite logique du premier tome qui introduisait à la fois les deux personnages principaux et la dualité temporelle du récit. Il confirme également que la « longueur » de 1Q84 est tout à fait justifiée et même indispensable. Il aurait été tout à fait impossible de rendre plausible cette histoire sans en dessiner les contours le plus précisément possible et la longueur habituelle du roman n’aurait été ni adéquate ni justifiée.

Et en ce qui concerne certains événements que le lecteur peut considérer comme improbables ou même incohérents, le plus simple est de se rappeler de ce que le chauffeur de taxi dit à Aomamé dans le premier chapitre du 1er tome lorsqu’elle décide de quitter le véhicule afin de tenter d’arriver à l’heure à son rendez-vous : « Et puis, poursuivit le chauffeur en regardant dans le rétroviseur, j’aimerais que vous vous souveniez d’un point, c’est que les choses et l’apparence, c’est différent. »

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« 1Q84 -Livre 1, avril-juin » de MURAKAMI Haruki

Aomamé, jeune femme d’une trentaine d’années à l’air impassible, se retrouve bloquée dans un immense embouteillage sur la voie express n° 3 de Tokyo. Le chauffeur lui explique que le seul moyen pour arriver à son rendez-vous de 16h30 est de quitter le taxi et de prendre un passage d’urgence pour les piétons qui la conduira à une gare où un train pourra l’emmener directement jusqu’à Shibuya. Le chauffeur la met également en garde, quoiqu’il arrive, elle ne doit pas oublier que l’apparence et la réalité ne sont pas égales.

Tengo, lui, est professeur de mathématique et écrivain en herbe. Alors qu’il travaille pour Komatsu, un éditeur en recherche de reconnaissance, il tombe sur un manuscrit écrit par une certaine Fukaéri qui lui semble être très prometteur même si le style n’est pas vraiment à la hauteur du récit lui-même. Komatsu est de son avis et propose à Tengo de récrire l’entièreté du roman. Après mûres réflexions, Tengo accepte, à la seule condition de pouvoir rencontrer la jeune romancière. Komatsu arrange donc un rendez-vous qui marquera le début d’une étrange histoire entre l’adolescente et le jeune écrivain.

Outre le fait que 1Q84 (Q se prononce kyu en anglais et veut dire 9 en japonais) est un des titres les plus originaux de la littérature, MURAKAMI semble vouloir se moquer quelque peu de tous ses détracteurs qui lui reprochent d’être trop tourné vers l’Occident en général et les États-Unis en particulier. Le Q serait-il une forme universelle du langage ? Une seule lettre-chiffre fait basculer le lecteur dans un autre monde ou plutôt dans le même monde, mais à deux époques différentes, ce qui est l’idée centrale de ce roman. MURARAKAMI est le maître du détail ; on le remarque tout au long de ce récit truffé de pauses aussi congrues que profondes. Pauses grâce auxquelles le lecteur rentre de plus en plus profondément dans la psychologie des personnages, et une fois les personnages appropriés, peut facilement rentrer dans une histoire aussi étrange soit-elle.

Aomamé ne passe pas de son monde vers un autre monde d’une manière abrupte. Ce sont des détails qui la déséquilibreront aux yeux du lecteur. C’est tout d’abord sa surprise de voir un policier vêtu d’un nouvel uniforme et d’une arme d’un nouveau genre qui la troublera et qui deviendra le début d’un long questionnement sur sa présence dans un monde qu’elle ressent de plus en plus comme lui étant étranger. Ensuite, une deuxième lune apparaît dans la nuit, la chose est tellement incroyable qu’il ne lui est plus possible de considérer tout ça comme normal, et c’est à ce moment qu’elle se rend compte qu’elle est seule. Personne ne s’étonne de la présence de cette deuxième lune à la luminosité verdâtre, alors, soit elle est folle, soit son cerveau a fait en sorte d’oublier certains événements, aussi importants soient-ils. Mais pour quelle raison ? Pour elle, c’est désormais la solitude absolue, la solitude sociale et psychologique.

Ce roman de MURAKAMI ne devrait décevoir ni les aficionados, ni les néophytes, ils l’apprécieront chacun d’une manière différente. Sans doute une révélation pour ceux qui ne connaissaient pas l’écrivain japonais le plus populaire et le plus traduit dans le monde, quant aux lecteurs ayant déjà lu toute l’œuvre de MURAKAMI (ou du moins une bonne partie), pour eux il existera toujours la nostalgie d’un livre ou d’une époque à laquelle ils ont découvert cet auteur actuellement surmédiatisé. Reste que la fluidité et la ligne claire de son style, son imagination, son intelligence narrative sont toujours bien présents dans son œuvre.

Nous avons pour exemple Fukaéri, jeune fille on ne peut plus insipide, mais qui devient attirante, littérairement parlant, juste par le fait qu’elle est incapable d’exprimer le questionnement. Ses connaissances grammaticales semblent avoir été perdues lors d’un événement survenu dans sa jeunesse et que chacun aimerait découvrir. L’idée est simple, mais beaucoup plus intéressante qu’un simple trait physique. Là réside tout le génie de MURAKAMI  Haruki, une sorte de simplicité d’orfèvre que l’on rencontre dans toute son œuvre et qui lui semble si naturelle.

MURAKAMI profite de ce roman pour revenir sur une particularité typiquement japonaise, à savoir les sectes et leur présence dans la société japonaise. Il a déjà étudié ce phénomène dans un livre jamais traduit en français, à savoir « Andāguraundo »  qui traite d’une manière journalistique l’attaque au gaz sarin du métro de Tokyo le 20 mars 1995 par la secte Aum. Dans 1Q84, il nous décrit la secte des « Précurseurs » dans ses moindres détails afin de nous faire comprendre comment des êtres humains normaux en viennent à devenir dépendants d’un système totalitaire sans aucune idéologie prononcée. L’attentat de la secte Aum et ses conséquences sont une des raisons pour lesquelles MURAKAMI est rentré dans son pays d’origine, et l’on sent qu’il s’applique, dans son roman, à faire connaître les dangers et les conséquences de la banalisation de ce phénomène au Japon.

On retrouve donc ici le style épuré et onirique auquel l’auteur nous a habitué et que l’on n’a plus à décrire. Le lecteur passe régulièrement de l’histoire d’Aomamé à celle de Tengo afin de mettre en évidence les mondes parallèles (1984/1Q84) et c’est sans doute là que le bât blesse, il y a un certain manque de fluidité narrative dû au fait que certains chapitres ne sont malheureusement pas à la hauteur des autres. Le lecteur passe sans cesse d’un vif engouement à une diminution d’intérêt, et cela tout en alternance. Pour exemple, le premier chapitre frôle la perfection, c’est un enchantement littéraire rarement atteint, mais voilà, certains autres chapitres étant très en dessous de ce préambule, le lecteur finit par se lasser quelque peu de ce manque étonnant d’équilibre.

À suivre… Livre 2, Juillet-Septembre

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« Après le tremblement de terre » de MURAKAMI Haruki

Dans ce recueil de nouvelles paru au Japon entre 1999 et 2000, on retrouve en toile de fond le terrible tremblement de terre qui eut lieu à Kobe le 17 janvier 1995 et qui fit 6 437 morts.

Dans « Après le tremblement de terre », MURAKAMI nous décrit dans un style épuré et onirique, une multitude de personnages de tous âges, de toutes conditions sociales, menant une vie paisible soudainement bouleversée par cette terrible catastrophe.

Dans la première nouvelle « Un ovni a atterri à Kushiro », la femme d’un certain Komura disparaît sans crier gare après avoir passé de très longues journées devant son poste de télévision montrant les images du tremblement de terre et ses conséquences. Désorienté, Komura décide de se rendre, à la demande d’un de ses amis, en Hokkaidō afin d’y livrer un colis mystérieux.

Dans « Paysage avec fer », trois jeunes gens : Junko, Miyake et Keisuke, une fille et deux garçons, se donnent rendez-vous sur une plage pour y préparer un feu de camp. Commence entre eux une discussion qui les mènera plus loin qu’ils ne pouvaient l’imaginer.

Dans la nouvelle « Tous les enfants de Dieu savent danser », Yoshiya apprend à l’âge de 17 ans que son père n’est pas mort comme on a bien voulu le lui faire croire. La seule description que l’on veut bien lui donner de son père est qu’il lui manque un lobe d’oreille. Un beau jour, alors qu’il se promène en ville, il rencontre un homme à qui manque le lobe de l’oreille droite.

La nouvelle la plus réussie est sans aucun doute « Crapaudin sauve Tokyo », une nouvelle qui nous conte l’histoire de Katagiri, petit fonctionnaire qui, à la fin d’une longue journée de travail, se retrouve face à une grenouille géante. Celle-ci, dénommée Crapaudin, lui demande son aide afin de sauver Tokyo de la destruction totale. En effet, un séisme gigantesque est prévu pour bientôt, et il est le seul à pouvoir l’éradiquer, mais il a besoin d’un petit coup de main. Le style à la fois pédant, enjoué et tyrannique de cette grenouille géante dotée de la parole est du très grand MURAKAMI. Dans son style onirique, il nous narre cette histoire fantastique du ton le plus naturel possible. La sagesse de Crapaudin est à la hauteur de la médiocrité de ce petit fonctionnaire qui nous rappelle que la nature a beaucoup à nous apprendre.

Le séisme de Kobe est l’une des raisons qui ont rappelé MURAKAMI dans son pays natal alors qu’il vivait à cette époque aux États-Unis. Sans doute par respect aux nombreuses victimes compatriotes de l’auteur, il décide de ne pas décrire la catastrophe que lui-même n’a connue qu’au travers des médias, et il est en effet beaucoup question dans ce recueil d’émissions télévisées et radiophoniques, de rumeurs et d’impuissance. Impuissance terrible que MURAKAMI a ressentie fortement d’où il était. Mais la société japonaise étant extrêmement soudée, la seule solution pour lui a été le retour dans son pays d’origine et l’écriture de ces quelques nouvelles très pudiques et sans aucun doute les plus émouvantes que l’écrivain n’ait jamais écrites.

« Après le tremblement de terre » n’est pas seulement un recueil de six nouvelles reliées les unes aux autres par le biais du tremblement de terre de Kobe. Dans ce recueil, MURAKAMI tente surtout de montrer au lecteur comment la mort peut changer la personnalité des protagonistes, même s’ils n’ont pas été confrontés directement à elle.

À la lecture du livre, le lecteur ne peut s’empêcher d’essayer de trouver des liens entre les histoires qui semblent se dérouler synchroniquement. À première vue il n’y en a pas ; les histoires ont des traits communs, des images communes, des thèmes communs, mais le seul lien qui les unit est un sentiment évident de perte. Une perte matérielle et humaine, mais également une perte de sens. Le livre est mélancolique dans son ensemble, mais l’auteur laisse planer une touche d’optimisme, l’être humain est capable de se sortir de situations apparemment inextricables. Les personnages du livre sont seuls, mais finissent toujours par rencontrer quelqu’un qui les aide d’une manière ou d’un autre à se reconstruire et à reconstruire.

Ajoutons qu’une nouvelle comme « Crapaudin » est un tour de force de la part de MURAKAMI. Insérer dans ces textes très réels à défaut d’être réalistes une nouvelle surréaliste et comique est de la très haute voltige et aurait pu ne pas être très bien acceptée.

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