« Sanshirô » de NATSUME Soseki

Il faudrait toujours éviter d’établir des comparaisons, mais je ne peux m’en empêcher. Par rapport à Clair-obscur, les chapitres ici sont plus longs, le récit plus linéaire et l’histoire centrée sur le seul personnage principal. On ne trouve pas ici la même virtuosité chorale et la même originalité percutante. Mais le style que j’avais découvert précédemment est toujours là (ou était déjà là, devrais-je dire) : des phrases simples et courtes pour révéler des éléments psychologiques et sociologiques profonds.

Sanshirô, le personnage-titre, un étudiant du Kyûshû, (une région encore considérée à l’époque comme une contrée médiévale, quasiment sauvage), débarque à Tokyo pour étudier la langue, la civilisation et les sciences humaines occidentales. Cette histoire comporte donc des éléments typiques du roman d’apprentissage européen (Balzac, Flaubert), un genre en soi qui veut qu’un jeune homme ayant passé sa jeunesse dans un univers provincial, hors du « temps historique », apprenne ce que sont réellement la vie et la société lors de ses années d’études dans la capitale (là où les choses importantes se passent, et se passent vite le plus souvent). Il y subit des épreuves, y voit ce qu’il n’avait jamais vu avant, y fait des rencontres différentes de celles que l’on peut faire à la campagne et se confronte à d’autres styles de vie et à d’autres modes de pensée. Tout cela le fait grandir, mûrir, ou comme le veut le cliché, « lui fait ouvrir les yeux ».

Il est vrai que Sanshirô fait des rencontres marquantes pendant le déroulement du récit. Dès le début, dans le train qui le mène à la grande ville, il fait connaissance d’une jeune femme avec qui il n’ose coucher et d’un homme, M. Hiroda, qui deviendra par la suite une sorte de modèle à suivre. À Tokyo, il devient l’ami de Yojirô, un jeune homme déjà habitué à la vie trépidante de la capitale, qui agit généralement à l’opposé de lui, en garçon actif, téméraire, un peu étrange, bavard, qu’il est. Puis il croise Nonomiya le savant ou Haragushi le peintre. Autant de personnalités bien distinctes de celles qu’il côtoyait dans sa région natale. Ce sont des intellectuels, qui réfléchissent et font de la recherche dans des disciplines savantes. Sanshirô, lui, est plutôt dans le tâtonnement, il n’a ni les références ni l’assurance de ces rencontres déterminantes. Lui serait plutôt un rêveur un peu maladroit. Des passages, comme celui où il est de garde dans la maison de Nonomiya, montrent clairement, avec la poésie du trouble impressionniste de Soseki, qu’il se situe plus du côté du romantisme que des sciences.

Le sujet amoureux tient d’ailleurs une place importante ici, fidèle en cela au genre littéraire dans lequel le roman s’inscrit. Deux femmes de son âge, citadines, bien différentes de celles qui lui sont promises dans le Kyûshû, lui enseignent les nouvelles donnes de l’amour. Bien sûr, comme on est au début du 20ème siècle et au Japon, il ne se passe pas grand-chose lorsque Sanshirô est en compagnie de l’une d’elles, mais il semble évident qu’il est amoureux de la seconde et le récit paraît indiquer qu’elle l’est aussi en retour. Cependant, les signes de l’attirance ne sont pas explicites puisque le jeune homme lui-même n’en est jamais sûr, qu’il hésite toujours sur ce qu’il observe. Il cherche ces signes mais comme il n’est pas certain de leurs existences, il n’est pas non plus certain de leurs significations.

Ce qui est par contre compréhensible, au delà des différences de mentalité qui existent partout entre la province et la capitale, c’est qu’un changement global est en train de s’opérer dans la période où se situe le roman. Il s’agit de « l’ère Meiji » qui entraîna à partir des années 1870 de grands bouleversements au Japon, faisant quitter au pays le Moyen-âge dans lequel il était plongé pour le faire entrer dans une nouvelle forme de civilisation. Les personnages de Sanshirô en sont conscients. Ils sont entraînés par ce changement, y participent, mais ils n’en sont pas pleinement les acteurs car on sent que cette rapide évolution les dépasse. Ils ont beau se trouver à l’avant-garde de l’ouverture à l’Occident et de la modernité à travers leurs sujets d’études ou leurs activités, et les deux femmes centrales ont beau être représentatives d’un nouveau rapport, plus libre, aux hommes, ils n’en sont pas moins perdus dans cette nouvelle ère, les repères ancestraux s’effaçant peu à peu.

Les rapports avec la culture occidentale sont intéressants à observer ici. Nourris d’œuvres ou de sciences européennes – l’un d’eux a même été en Europe –, les protagonistes ont néanmoins la volonté que ces apports étrangers ne dévorent pas leur identité. Quand par exemple Yojirô mène campagne pour la nomination de M. Hiroda comme enseignant à l’université, la tirade dans laquelle il se lance se révèle une critique féroce des professeurs occidentaux devenus inutiles qui soulèvent l’enthousiasme des étudiants/spectateurs par le seul fait qu’ils soient occidentaux. Peut-on y voir les prémices de l’idéologie fasciste qui prendra le pouvoir dans les années qui suivront ? Difficile à dire.

Sanshirô est en tout cas un personnage très attachant. J’ai eu beaucoup de plaisir à « ouvrir les yeux » avec lui sur la vie nouvelle qui démarre dès son départ pour Tokyo. Le fait que la fille dont il est amoureux choisisse, parmi ses multiples prétendants, un mari de raison, d’intérêts, plutôt qu’un provincial sans le sou comme lui, nous le rend encore plus attachant.
À l’issue de la lecture, ce sont les passages où il s’est retrouvé seul avec elle qui me restent à l’esprit : des moments magiques, ressemblant à de légères rêveries à la fois limpides et troublantes, comme l’eau claire d’un ruisseau à peine troublée, oui.

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« Clair-obscur » de NATSUME Sôseki

Ce roman est une montagne, un colosse ; il est pourtant inachevé.

Il se lit bien, très bien même. L’écriture est un ruisseau d’eau claire, les chapitres sont courts et les scènes, souvent dialoguées, sont parfois entrecoupées de réflexions sur les personnages. On voit parfaitement ce qui est décrit. C’est très visuel, assez bavard sans jamais être superficiel et surtout crédible, terriblement crédible. Crédible car lucide.

La plus grande partie du récit se déroule en quelques jours. L’intrigue apparente est rudimentaire : tandis que Tsuda se fait opérer, sa femme Nabuko remet en doute leur mariage et son ancien amour refait surface par l’intermédiaire de personnages secondaires. Ça tient en quelques mots et pourtant Clair-obscur est d’une grande richesse.

Il procure deux sensations différentes, celle d’être un livre direct, dynamique, tout en étant lent et long à la fois. Clair et obscur. Il joue cette dualité afin de nous donner à voir et à penser un monde où les individus sont compliqués, ambigus. Il défriche, décortique, revient sur des détails ou des attitudes que l’on avait simplement entrevus mais qui s’avèrent décisifs. Quand il s’attache à expliquer la psychologie des protagonistes, ce n’est jamais ankylosé, mais toujours aérien. J’imagine Soseki à sa table d’écriture en train de sourire constamment sous son sérieux japonais. Il connaît parfaitement ceux qu’il met en scène, alors même qu’ils sont tous différents les uns des autres, et sait s’immiscer aussi bien dans l’esprit des jeunes femmes que des vieux intellectuels. Cette capacité à saisir, dans l’action visuelle, la totalité éparse d’un personnage est exceptionnelle. Ces descriptions veulent tout englober et pourtant on ne pourra jamais dire qu’elles sont closes, fermées. Le sens de l’ambiguïté humaine est tellement présent chez Soseki que l’on comprend vite qu’une information donnée sur un caractère peut être démentie  quelques lignes plus tard. La façon de passer d’un individu à un autre est étonnement désinvolte – presque « relax » –, comme si le roman bondissait, rebondissait, à sa guise, avec souplesse. Le tout n’est pourtant jamais lyrique, sans aucune envolée vers l’imagination : c’est en restant au plus près du réel que Soseki parvient à transmettre tout ce qui se passe dans l’esprit de ses personnages (peur, fantasme, anticipation, observation de soi comme des autres).

C’est un grand, un énorme roman d’une lucidité éblouissante – alors même qu’il est inachevé !

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« Echos illusoires du luth, suivi du Goût en héritage » de NATSUME Soseki

« Echos illusoires du luth »

Un jeune étudiant (Yasuo) vient rendre visite à son vieil ami Tsuda pour lui parler des dernières nouvelles de sa vie. Il vient enfin d’obtenir un chez-soi et il n’en est pas peu fier. Tsuda remarque tout de suite que son ami se ballade avec un livre ayant pour sujet les fantômes, ce qui l’intrigue au plus haut point. L’étudiant lui explique alors que sa vieille voisine, femme apparemment sous l’influence d’un gourou, est assez inquiète pour lui puisqu’elle est persuadée qu’un esprit mauvais rode aux alentours et qu’il paraît être prêt à lui en faire voir de toutes les couleurs. L’étudiant qui jusqu’alors ne prêtait aucune attention à ces balivernes, se met à douter de lui-même et des gens qui l’entourent, ce qui l’amène à venir demander à son meilleur ami quelques renseignements et conseils.

Récit haut en couleurs et rempli d’humour subtil d’un des plus grands écrivains japonais du début du vingtième siècle, « Echos illusoires du luth » nous emmène dans un monde cocasse où le surnaturel est mis à mal par l’esprit cartésien de ses protagonistes. Récit qui met en évidence pour notre plus grand bonheur la naïveté de la jeunesse qui se retrouve catapultée dans le monde des responsabilités.

« Goût en héritage »

Le 5 septembre 1905 voit se terminer la guerre très meurtrière qui opposa les Russes aux Japonais. C’est à cette époque que se déroule « Goût en héritage », une des plus belles œuvres de NATSUME Soseki qui met en scène un homme qui, lors du retour des troupes japonaises de Mandchourie, se rend compte qu’il ne pourra plus jamais entendre la voix de son meilleur ami Ko, qui malheureusement, dans un acte de bravoure inouï, perdit la vie durant ces combats qui firent plus de 70 000 morts du côté japonais.

Pour rendre hommage à son cher disparu, il se rendra de temps en temps chez la mère de Ko qui, bien évidemment, reste inconsolable. Mais après avoir aperçu une mystérieuse et superbe jeune femme qui se rendait au pied de la tombe de son ami disparu, il lui vient l’idée de le faire revivre en menant ses propres recherches sur le passé de Ko. Qui est cette jolie jeune femme, qu’est-elle venue faire dans ce cimetière avec son air subtilement mélancolique, comment est-il possible que son ami ne lui ai jamais parlé d’une éventuelle rencontre amoureuse ? C’est ce que notre héros tentera d’élucider par tous les moyens possibles, et ce n’est ni la gêne de remuer le passé d’un mort, ni les crises de larmes intarissables de la mère qui pourront l’en empêcher.

Superbe nouvelle que nous offre ici NATSUME qui a le pouvoir de nous faire rire aux larmes tout en nous mettant en face d’une situation qui n’a rien d’hilarant. Tout en se moquant de la mère éplorée, il arrive à nous la rendre touchante. Tout en nous décrivant le retour aux pays de centaines de militaires qui ont connu la guerre et toutes ses atrocités, SOSEKI est capable de s’éterniser sur la difficulté du héros à prononcer le mot « Bansaï » (que l’on pourrait traduire en français par « Hourra ! ») et de mettre au second plan ce grand événement qu’est le retour des troupes pour laisser place à cette si grande difficulté de pouvoir montrer et exprimer sa propre joie.

L’écriture est très vive et subtile, une réelle leçon de littérature sans artifices comportant un humour très personnel et incisif.


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