« Notes de Hiroshima » de Ôé Kenzaburô

C’est durant l’été 1963 qu’Ôé Kenzaburô et Yasue Ryôsuke ont effectué ensemble leur premier voyage à Hiroshima, alors que le premier fils d’Ôé est en couveuse entre la vie et la mort. Dès leur arrivée, ils comprennent que les choses sont bien plus compliquées qu’ils ne le pensaient. En effet, près de vingt ans après le bombardement de la bombe nucléaire sur le Japon, même une « simple » conférence (La Conférence mondiale contre les armes nucléaires) a du mal à s’organiser tant les sensibilités sont encore à vif. Alors qu’elle en est à sa neuvième édition, les organisateurs et politiciens du coin semblent toujours incapables de pouvoir faire avancer les choses tant le tabou mondial sur cet événement sans précédent refait surface à n’importe quelle occasion. Ce qui frappe Ôé, outre la langue de bois des pouvoirs publics, c’est qu’au côté de tout ce déploiement de bonnes intentions, de maladresses et de faux-semblants, il aperçoit bon nombre de personnes discrètes se rendant solennellement devant la « Stèle pour le repos de l’âme des morts cruellement emportés par le bombardement atomique » afin d’y rendre hommage à un mort disparu il y a 18 ans ou encore beaucoup plus récemment. Ôé Kenzaburô, lors de ces différents voyages, a été très marqué par la vie de celles et ceux qu’on appelle les « hibakusha » (littéralement : «personnes ayant subi le bombardement»), par ces vies massivement et odieusement détruites. Au long de toutes ses notes, jamais Ôé ne pointera du doigt un quelconque responsable, jamais il ne conspuera l’armée américaine ou ses pilotes, jamais il ne parlera du but inexplicable de ce bombardement fou, mais par contre il sera moins réservé à propos d’une humanité qui est incapable de se souvenir. Durant ses séjours, il rencontrera ou entendra parler de ces « hibakusha » qui lui témoignèrent une humanité qu’il ne pouvait même plus espérer rencontrer. L’humanisme est au centre de « Notes de Hiroshima ». Pour s’en convaincre, il suffit de les survoler quelque peu : « Hiroshima la moraliste », « De la dignité humaine », « Un être authentique » ou encore « Ceux qui ne capitulent jamais » ; voici quelques titres de chapitres qui nous montrent parfaitement la direction qu’Ôé a prise : Le misérabilisme n’a aucune place là où la dignité humaine s’est installée. Ôé compare également le bombardement d’Hiroshima à l’extermination des Juifs par les nazis à Auschwitz. Et celui-ci s’étonne qu’en 1962, Auschwitz soit toujours une réalité bien connue partout dans le monde, alors qu’on ne peut pas en dire autant d’Hiroshima, alors que les risques de voir se reproduire un tel désastre sont tout à fait réels. Pour lui, il est tout aussi indispensable de faire connaître la réalité de la tragédie humaine survenue à Hiroshima que celle d’Auschwitz. En outre, dans ces « Notes de Hiroshima », il y a la surprise de cet étrange choix qu’Ôé prend en décidant de laisser son fils seul entre la vie et la mort, pour partir au loin dans une ville dévastée 18 ans auparavant. Lui-même semble ne pas en connaître la raison jusqu’à ce qu’il rencontre ces habitants qui, au lieu de se résigner, dressent la tête et continuent à se battre jour après jour, seul ou ensembles, afin que cela n’arrive plus jamais. Dans « Une affaire personnelle », Bird, le héros du roman, a cette même intention : fuir une situation qui lui échappe. L’interconnexion des événements est une caractéristique des œuvres d’Ôé, ce qui fait de ses livres un ensemble très homogène et cohérent dans ses aspirations à élever l’être humain vers un futur meilleur. Ses voyages à Hiroshima lui ont permis, sans qu’il ne s’en doute, à devenir ce qu’il est devenu, un être capable de faire face à n’importe quelle situation. Jamais il n’abandonnera son fils handicapé, jamais il ne faiblira devant l’arrogance humaine de vouloir développer le nucléaire qu’il considère comme le fléau le plus important des années à venir. Notons que la catastrophe de Fukushima, en 2011, remit l’écrivain au premier plan du combat que certains Japonais mènent contre l’exploitation d’une énergie qui leur a valu la page la plus désastreuse de leur histoire contemporaine. L’éthique, l’humanisme et la dignité humaine sont traités dans ce recueil de notes d’une manière humble, touchante et toujours actuelle. La construction narrative et le style imagé, subtil et concis d’Ôé rendent ce livre bien plus émouvant que l’on aurait pu le croire. La catastrophe d’Hiroshima devient sous sa plume un réel désastre humain et universel qui, au lieu d’isoler le Japon, le rend un des pays les plus dignes et représentatifs de l’être humain. Une très belle leçon de dignité et d’espoir.

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« Une affaire personnelle » de Ôé Kenzaburô

Une partie de l’œuvre d’Ôé Kenzaburô est indissociable de sa propre vie, vie personnelle qui fut déchirée en 1963 lorsqu’il apprit que son fils Hikari était né avec un handicap mental grave. C’est à cette époque que son œuvre prendra un virage à 180° et qu’il commencera à écrire des livres non plus pour lui, mais pour donner une voix à son fils qui ne pouvait pas s’exprimer.

« Une affaire personnelle » est l’histoire de « Bird », jeune homme de 27 ans qui rêve de quitter le Japon afin de découvrir l’Afrique. Rêve qu’il prépare en achetant des cartes de ce continent lointain et inconnu et qu’il compte concrétiser le plus rapidement possible. Mais lorsque sa femme accouche d’un enfant handicapé, son rêve vole en éclat, l’existence de celui qu’il appellera « le monstre » met un frein à tous ses projets, à sa propre existence, à son amour de la vie et à tous les fruits qu’il ne pourra plus goûter. Ses réactions, plus inattendues les unes que les autres, vont le plonger dans une sorte de cauchemar éveillé qu’il partagera avec sa maîtresse, femme sans attache qui s’avérera d’une cruauté et d’une froideur très mal venues pour ressusciter le tout jeune père.

Ôé Kenzaburô nous présente « Bird » comme un jeune homme plein d’avenir et d’espoir qui attend de la vie qu’elle lui soit juste souriante et prometteuse, tout comme Ôé à cette époque. Ce tragique événement met soudainement un terme à un futur aléatoire, ils savent tous les deux que leur vie sera dorénavant régulée par l’existence de leur progéniture qui exigera d’eux une vie faite d’abnégation et de dévotion.

L’écrivain nous fait savoir que les réactions devant un tel accroc de la vie peuvent être multiples, mais qu’elles finiront toutes par un choix « simple » : garder l’enfant ou l’éliminer de sa vie soit en le laissant mourir, soit en prenant la fuite. Dès le début, « Bird » décide de prendre la fuite en se réfugiant dans l’alcool et les bras opportunistes de sa maîtresse qui saisira l’occasion pour s’approprier l’âme perdue de cet homme sombrant dans le déni de sa propre existence.

Le récit est très dur et violent, mais laisse apparaître une nuée d’espoir pour l’être humain qui se retrouve dans une situation telle que tous ses choix seront douloureux et irréversibles. Le bien et le mal, la garde de l’enfant ou son élimination sont omniprésents durant tout le cheminement psychologique et existentialiste de « Bird ».

Le début de la carrière littéraire d’Ôé Kenzaburô fut influencé par des écrivains comme Jean-Paul Sartre et Albert Camus, Camus qui se consacra corps et âme à l’existentialisme et à l’absurde. Et l’on pourrait parler d’ironie du sort lorsque l’on voit qu’Ôé fut pleinement touché par la question de l’existence et de l’absurde. Sa réponse fut quelque peu similaire à celle de Camus, si ce n’est qu’il se mit à écrire non pas pour sa propre existence, mais plutôt pour pouvoir rétablir un certain équilibre chez son enfant, enfant qui, ne pouvant s’exprimer, s’exprimera pendant longtemps au travers des mots de son père jusqu’à ce qu’il puisse s’exprimer lui-même au travers de la musique et de son piano.

« Une affaire personnelle » est le livre le plus autobiographique de l’auteur. Le choix entre la mort et la survie de son fils a été proposé à Ôé par les médecins de son fils qui ne voyaient aucun avenir possible pour Hikari. Le choix du nom du héros du livre « Bird » (oiseau) vient sans doute du fait que le premier mot qu’Hikari prononça le fut après que l’enfant ait entendu les pépiements d’un oiseau, un des plus beaux souvenirs du couple Ôé et une touche très personnelle de l’auteur durant tout ce récit troublant, cruel, mais très émouvant.

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« Seventeen » de Ôé Kenzaburô

L’adolescent de cette nouvelle ne sera nommé par Ôé Kenzaburô que par le pseudonyme seventeen. Il a effectivement 17 ans le jour du début du récit et est aux prises à des pulsions sexuelles surdimensionnées qui lui valent de se comporter très violemment envers sa famille et principalement envers sa grande sœur. Ces pulsions sont tellement fortes et inassouvies que sa raison et sa logique en sont très fortement perturbées, et cet état hormonal le conduira petit à petit vers une nouvelle vision du monde décrite par l’auteur comme totalement extrême.

C’est durant cette période de mutation personnelle que seventeen rencontre des gens qui se disent de droite, mais qui s’avèrent être plus proches des ultranationalistes en pleine recrudescence en ce début des années 1960 au Japon. Une des raisons, sans doute la plus puérile, pour laquelle seventeen va se rapprocher de ces extrémistes, est tout simplement que sa sœur avec laquelle il est en conflit travaille comme infirmière dans un hôpital des Forces de défense et pour qui la gauche est la seule alternative possible pour le Japon qui se remet lentement de sa défaite lors de la Seconde Guerre mondiale. L’autre raison est que son incapacité à gérer ses pulsions sexuelles trouvera une certaine échappatoire au travers de perspectives violentes de groupuscules nationalistes pour lesquels il commence à vouer un réel culte.

Seventeen ira même jusqu’à arborer fièrement le costume des ultranationalistes de l’Action Impériale, costume qui ressemble d’assez près aux tenues portées par les S.S. durant la Seconde Guerre mondiale. Pour lui, c’est une sorte de libération et d’intégration dans un système qu’il ne comprend que très vaguement, mais qui lui procure un bien-être qu’il n’espérait plus trouver.

« Seventeen » est une des nouvelles les plus importantes qu’Ôé Kenzaburô ait écrite. Alors qu’il publie cette nouvelle pour la première fois, l’extrême droite japonaise réagit très virulemment en allant jusqu’à lui envoyer des menaces de mort. Il faut avouer que par la forme et le fond, Ôé n’y va pas avec le dos de la cuiller. Prendre un adolescent perturbé comme personnage principal et le voir se transformer lentement en partisan fanatique de l’ultranationalisme japonais a de quoi heurter la sensibilité des dirigeants de l’Action Impériale. Cette analogie entre l’incapacité de gérer ses pulsions sexuelles et la soif de reconnaissance de cet adolescent, et son enrôlement dans un mouvement politique extrémiste est tout à fait remarquable et représente très bien le côté engagé et tête brulée du prix Nobel de littérature de l’année 1994.

Mais ce n’est pas tout, le style et la ligne narratrice sont tous les deux époustouflants. Et l’on peut dire que ce long cri littéraire mis en forme par Ôé a très peu d’équivalents dans toute l’histoire de la littérature. Pas un seul instant de répit pour le lecteur qui voit cet adolescent pris dans un tourbillon de folie où il n’y a plus de place pour la réflexion, où il n’y a plus aucun endroit où se poser. L’adolescent est prisonnier de lui-même, la haine le manipule, ses pulsions le submergent, la hantise de l’isolement fait de lui un être vulnérable qui se défend coûte que coûte, l’adolescent recherche et trouve sa tanière dans un microcosme qu’il ne paraît pas connaître. Peu lui importe, il a trouvé où se nicher.

Cette nouvelle est le cri le plus puissant qu’une génération ait pu expulser devant un monde changeant, devant un Japon anxieux et désabusé, très inquiet de son avenir, devant un Japon aux prises à un choix crucial entre deux ailes politiques qu’Ôé a, quant à lui, choisi de défendre. Et c’est ce qui lui a valu à la fois les foudres de l’Action Impériale et le Prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son œuvre.

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