« Le petit joueur d’échecs » de OGAWA Yôko

La vie ne fut pas des plus simples pour le petit garçon que l’on surnomma plus tard « Little Alekhine ». Élevé par sa grand-mère après avoir perdu sa mère morte brusquement d’une hémorragie cérébrale, brimé par ses camarades de classe qui s’amusait tant et plus à se moquer de cet étrange duvet qui lui poussait sur les lèvres, trop souvent dépassé par la réalité qui l’entourait et l’étouffait, le petit garçon avait tendance à s’échapper dans des sortes de rêves éveillés dans lesquels il rencontrait Miira, une petite fille qui un jour se retrouva coincée entre deux murs et l’éléphante Indira qui dut passer l’entièreté de sa vie au sommet d’un immeuble commercial, car personne ne put, l’éléphante ayant évidemment grandi, la faire redescendre de cet endroit où nulle sortie n’avait été prévue pour son retour sur la terre ferme.

Dès son plus jeune âge, l’entourage du petit garçon s’étonna des quelques particularités que possédait l’enfant. Outre le fait qu’il naquit les lèvres scellées comme s’il ne voulait en aucun cas montrer à son entourage ce qu’il cachait à l’intérieur, il possédait également une force de concentration hors du commun. Il n’était pas rare qu’il passe plusieurs journées à manipuler un objet sans que personne ne puisse le détourner de sa tâche. Personne à ce moment ne pouvait se douter que cette particularité allait faire de lui une personne convoitée par les plus grands joueurs d’échecs du moment.

En effet, par un pur hasard, le petit garçon rencontra l’homme qui allait lui apprendre les rudiments du jeu d’échecs. Ce professeur improvisé était en fait un homme à tout faire vivant dans un autobus aménagé en vraie petite maison et qui possédait en son centre, bien mis en évidence, un étrange échiquier d’un modèle assez rare qui lui servait également de table. C’est sur cet échiquier plein de charme que le petit garçon aux lèvres duvetées devint le petit joueur d’échecs. Ce fut le début d’une étrange carrière de joueur qui l’emmena d’abord dans un club très fermé appelé « Le Club du Fond des mers » pour ensuite s’installer plus durablement à « La résidence Senior étude », un foyer pour personnes âgées situé à flanc de colline, dans des montagnes qui s’étendaient au nord-ouest d’une agglomération urbaine peu connue. Ces durant ces années que le petit garçon fut affublé du nom emblématique de « Little Alekhine », en référence au prestigieux joueur d’échecs franco-russe Alexandre Alekhine qui fut champion du monde dans les années 1920-1940.

Sans être tout à fait évident, on peut considérer que le petit joueur d’échecs est un enfant autiste, en tout cas il en possède quelques caractéristiques. Tout d’abord, il est né avec la bouche cousue, ce qui chez OGAWA est une façon toute personnelle de nous dire que « Little Alekhine » est un enfant destiné à vivre dans un monde fermé et relativement feutré. Même si on l’opère pour lui entrouvrir les lèvres afin de lui permettre de s’exprimer par la parole, il reste marqué par ce début de vie silencieux et marginal. En outre, on découvrira vite que cet enfant a un don de concentration hors norme, ce qui lui permettra de devenir assez facilement un excellent joueur d’échecs ; là encore, on ne peut s’empêcher de faire l’analogie entre ce don et ces enfants autistes capables d’exploits mathématiques ou autres qui laissent pantois bon nombre de spécialistes du cerveau humain qui tentent d’expliquer ces phénomènes du mieux qu’ils peuvent. Ensuite, il y a cette fameuse marionnette dans laquelle « Little Alekhine » s’installe à chaque fois qu’il doit mener un combat contre un joueur hors-norme ou quelconque, cette marionnette qui sert de carapace à ce petit enfant qui craint de grandir et qui n’ose s’exposer au grand jour.

Quoi de plus évident pour l’auteure japonaise, attachée à la fois aux objets et à la psychologie humaine, de matérialiser cet autisme infantile présumé en employant comme vecteur littéraire cet automate-marionnette joueur d’échecs turc construit à la fin du XVIIIe siècle et qui se révéla être une énorme supercherie.

OGAWA joue sur le monde imaginaire de « Little Alekhine » mis en relation avec un monde adulte qui accepte de bonne grâce une supercherie connue de tout le monde, tout comme ces parents qui rentrent dans la vie de leurs enfants en acceptant sans concessions leur imaginaire.

« Le petit joueur d’échecs » est un roman fourmillant d’un nombre étonnant d’idées plus ingénieuses les unes que les autres. Les admirateurs de l’auteure y retrouveront ce magnifique imaginaire qu’elle décrit depuis la fin des années 1980 sans faiblir et qu’elle ne cesse d’améliorer avec une constance et une persévérance surprenantes. « Le petit joueur d’échecs » devrait plaire à ses lecteurs assidus tout comme aux personnes qui voudraient la découvrir sans craindre de se retrouver dans un univers trop opaque, « trop japonais » ou encore apparemment inaccessible.

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« Les lectures des otages » de OGAWA Yôko

Sept participants à un voyage organisé par l’agence de tourisme W se retrouvent kidnappés par une guérilla antigouvernementale alors qu’ils revenaient en ville après une simple visite de ruines. Après plus de cent jours de tractations stériles, le gouvernement décide d’envoyer les troupes spéciales de l’armée et de la police afin de libérer les otages, mais l’intervention armée tourne mal et tous les otages meurent lors d’une explosion déclenchée par leurs geôliers.

Après deux années, un étrange enregistrement fut rendu public. Cet enregistrement contenait la voix des huit otages racontant ce qu’ils avaient écrit durant leur détention comme si, par ces récits, ils voulaient clamer leur situation de vivants et d’êtres humains libres face à leurs geôliers. Tous ces récits furent diffusés à la radio durant une semaine et retranscrits par les bons soins de l’écrivaine japonaise OGAWA Yôko.

OGAWA nous livre donc ici huit récits de la vie quotidienne de ces personnages qui jusqu’alors avaient vécu d’une façon tout à fait banale et que rien d’extraordinaire n’avait réellement marqués. C’est justement cette banalité, que tout le monde connait et que plus personne ne voit ni n’apprécie, que l’auteure veut nous faire voir sous un angle tout à fait différent et enchantant.
On y rencontre une jeune femme qui suit sans trop savoir pourquoi un jeune homme lanceur de javelot qui se voit bien ennuyé de transporter son immense bagage dans un métro surchargé de voyageurs ; on y fait la connaissance d’une voisine spécialiste du consommé qui, petit à petit, s’installe dans une famille pour pouvoir nourrir sa mère malade et nécessitant une surveillance alimentaire très précise. Ou encore ce jeune homme qui déambule au beau milieu des rues accaparé d’un immense bouquet de fleurs qu’il vient de recevoir et dont il aimerait se débarrasser le plus dignement possible.

On retrouve dans tous ces récits beaucoup de tendresse et de fraîcheur, même si l’on garde à l’esprit le contexte dans lequel ils ont été racontés. Le lecteur garde toujours à l’esprit que tous ces gens furent assassinés pour des raisons terroristes alors qu’ils ne demandaient qu’à voyager tranquillement dans un pays qu’ils découvrirent dans le catalogue d’une simple agence de voyages. La séquestration et la mort des otages sont principalement là pour mettre en exergue la validité de la vie humaine. OGAWA, par un subtil détail (quelques écrits retrouvés sur des bouts de bois parsemés dans la grange où la séquestration a eu lieu) nous montre que le récit, quel qu’il soit (écrit, oral, visuel,…) finira toujours par subsister et ne craint pas, ou peu, l’anéantissement. La culture est le garant de la vie et la barbarie humaine ne pourra jamais en venir à bout. Tout ce qui se passe, s’il est écrit ou raconté d’une manière ou d’une autre, a de grandes chances de ne jamais disparaître complètement.

En ce qui concerne le style de « Les lectures des otages », on pourrait le nommer « roman-nouvelles ». Enlevez le prologue et l’épilogue, et vous obtenez un recueil de nouvelles conventionnel. En les considérant comme telles, OGAWA est égale à elle-même : un style délicat, tendre, une facilité feinte d’écriture, une sensibilité féminine actuellement des plus fortes, une poétisation du quotidien, et un humour très délicat que l’on retrouve peut-être un peu moins dans ses œuvres précédentes.

La structure est donc la suivante : Prologue – 8 nouvelles – Épilogue. Si le lecteur accepte ce simple procédé, il n’aura aucune difficulté à apprécier ce livre. Par contre, s’il considère que ce procédé est un artifice littéraire sujet à caution, il appréciera nettement moins la beauté de ces courts récits. Il est quelque peu dommage d’abandonner ces 8 nouvelles orphelines au beau milieu d’une situation dramatique et stressante. Quelques rappels de la situation par un quelconque procédé narratif auraient sans doute homogénéisé l’ensemble et auraient pu donner une dimension plus sensible aux nouvelles. Ceci dit, la prose d’OGAWA se suffit à elle-même, sa sensibilité coutumière est toujours bien présente et le lecteur se délectera de ces quelques photographies littéraires de la vie quotidienne.

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« Manuscrit zéro » de OGAWA Yôko

De toute l’œuvre d’OGAWA, ce « Manuscrit zéro » est sans aucun doute la plus originale et la plus imaginative. Le livre se situe entre le roman autobiographique et l’élaboration quotidienne d’un roman qu’elle est en train d’écrire. Le livre est un carnet de bord dans lequel se mêlent la fiction et le réel, ce réel si subjectif qu’elle semble ne pouvoir l’appréhender que par l’imaginaire.

Dans ses toutes premières notes, elle nous explique qu’après avoir terminé ses recherches à l’Institut de recherches sur les rayons cosmiques, elle se rend aux sources thermales F. afin de s’y reposer. Tout est plausible, le lecteur la suit dans une auberge tenue par une jeune femme qui lui vante la délicatesse et l’originalité de plats entièrement constitués de mousses diverses qu’elle récolte elle-même dans les bois environnants et qu’elle pourra aller déguster dans un restaurant tout proche. Et c’est ce qu’elle décide de faire sur le champ. Elle s’y rend donc avant que la nuit ne tombe, et quelle n’est pas sa surprise de découvrir que la tenancière n’est autre que la même jeune femme qu’elle vient de rencontrer, mais beaucoup plus âgée. Le ton du livre est donné, la vie de l’écrivaine et la fiction qui découle de son imaginaire ne forment plus qu’une seule cellule, là où l’on pensait pouvoir se reposer sur une réalité bien ferme et quotidienne, on se retrouve directement projeté dans un monde que l’on pensait tangible, mais qui s’avère être irrémédiablement flouté par la plume de l’auteure.

La suite de ce journal pas comme les autres sera constituée de petites anecdotes à chaque fois à la limite du fantasme et de la réalité. OGAWA se retrouve en face d’un journaliste qui lui demande de décrire sa maison d’enfance, chose qu’elle n’arrive absolument pas à faire avec des mots, mais qu’elle tentera dans un ultime effort de concrétiser en lui dessinant un plan qui ne fera que conforter le lecteur dans l’idée qu’il a de l’auteure japonaise, à savoir qu’elle ne pourra jamais se résoudre à exprimer quoi que ce soit d’une façon cartésienne. Le plan qu’elle tente de créer est beaucoup trop ancré dans la réalité pour qu’il puisse lui suffire à décrire les à-côtés de son enfance.

Et c’est réellement dans cette histoire que l’on comprend la raison d’être du livre. Vouloir expliquer dans un roman la vie en la décrivant telle qu’elle est, est au-dessus des forces de la créatrice-narratrice. La maison de son enfance ne peut pas se réduire juste à une description, aussi précise fût-elle. Il y a tous les à-côtés, tous les non-dits, tous les souvenirs oubliés qui ressurgissent sans crier gare et qui font qu’une chose, une situation ne peuvent être décrites sous un seul et unique angle.

OGAWA nous fait une leçon d’écriture sans nous en faire une. Elle a choisi de nous expliquer comment elle voyait la création littéraire tout en créant une fiction, ce qui est bien évidemment la façon la plus agréable de faire les choses. Le livre peut donc se lire de plusieurs manières : une confession littéraire, un recueil de nouvelles, un rapprochement entre le lecteur et l’auteure, un roman sensible et très féminin, un journal pudique, à chacun sa lecture préférée.

Toutefois, ce livre étrange peut déconcerter le lecteur qui ne connaîtrait pas encore Yôko OGAWA et son univers. Lors de la lecture, on s’aperçoit qu’elle utilise très souvent le mot « disparition » et ses variantes. Mot qui servit de base à son roman précédent « Cristallisation secrète » qu’il est également préférable de lire auparavant afin de comprendre toutes les nuances et les subtilités de ce journal très particulier.

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« Les tendres plaintes » de OGAWA Yôko

Ruriko est une femme trompée qui ne supporte plus cette situation. Vivre au côté d’un mari qui la nargue lui est devenu insupportable. Elle décide donc de quitter Tokyo pour se rendre dans le chalet familial, une ancienne demeure isolée en pleine forêt.

Une fois installée et durant ses premières promenades qu’elle espère salvatrices, elle tombe sur un autre chalet qui semble également habité. Après quelques recherches, elle apprend qu’il est, en effet, habité par deux artisans. L’un, NITTA, est facteur de clavecins, c’est un ancien pianiste renommé qui a dû se reconvertir dans la fabrication de clavecins ne pouvant plus, pour une raison étrange, se produire en public. L’autre est la prénommée Kaoru, son assistante, qui s’occupe du ménage et qui l’aide pour la petite œuvre.

À première vue, il n’y aurait pas de relations charnelles ou amoureuses entre ces nouveaux voisins. Mais une nuit, alors qu’elle se rend chez eux, elle aperçoit par la fenêtre NITTA jouer « Les tendres plaintes » sur un clavecin aux côtés de son assistante, chose qu’il est normalement incapable de faire.

Ruriko est tout de suite attirée par l’énigmatique et silencieux NITTA, mais son récent échec affectif la rend plus que prudente, d’autant qu’elle ne connaît absolument rien de la véritable relation entre les deux artisans.

C’est à partir de ce moment que Ruriko va tenter, malgré elle, de s’installer dans la vie de ce couple énigmatique. Elle sera déchirée entre le fait qu’elle ne peut mettre de côté les sentiments qu’elle ressent envers NITTA, et sa conscience qui lui conseille de ne pas déranger une histoire d’amour qui existe probablement.

OGAWA Yôko nous a habitués à nous décrire les choses via ses rêveries, son style détaché et bien sûr son talent immense. Ce talent elle l’utilise à merveille dans des romans comme « Le Musée du silence » ou le très réussi « La formule préférée du professeur ». Mais à la différence de ces deux romans qui ont dès le début une idée originale et captivante, ici, le sujet n’est pas assez passionnant.

De plus, les deux nouveaux amis de Ruriko n’ont aucune personnalité. OGAWA, en tentant de rendre NITTA mystérieux et ténébreusement romantique, le rend tout simplement invisible et beaucoup trop secondaire. Quant à Kaoru, elle n’est qu’un prétexte à rendre la relation entre Ruriko et NITTA impossible ou, tout au moins, dangereuse. Elle n’a aucune personnalité perceptible pour le lecteur.

Ruriko reste, tout au long du roman, un personnage désespérément seul. Ce qui n’est jamais le cas dans les autres romans d’OGAWA. Dans « La formule préférée du professeur », la narratrice rencontre un mathématicien haut en couleur, dans « Le Musée du silence », l’étudiant a du fil à retordre avec cette dame âgée au caractère plus que trempé, ou encore dans « Cristallisation secrète », l’héroïne fait équipe avec son éditeur esseulé par le destin et le grand-père original représentant la culture s’évanouissant dans les airs.

Reste, cependant le style unique d’OGAWA qui arrive subtilement à nous fait entendre le bruit sourd de la neige dans les bois le soir, les notes gracieuses et tristes tirées de ces clavecins amoureusement fabriqués par les deux artisans et les pures pensées mélancoliques de cette Ruriko terriblement isolée du monde.

OGAWA est une virtuose, mais lorsque la mélodie n’est pas à la hauteur, l’œuvre reste un peu trop terne, elle vient et passe sans laisser de traces.

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« Cristallisation secrète » de OGAWA Yoko

C’est sur une île japonaise qu’apparaît un étrange phénomène jamais rencontré nulle part : les objets, sans crier gare, disparaissent du jour au lendemain. Les habitants n’en sont nullement effrayés, ils sont même tout à fait résignés. Cela semble leur importer peu puisque de toute façon, ils savent très bien que ces objets ne le manqueront jamais, ils les oublient immédiatement.

Mais parmi ces habitants, certains sont différents. Ils ont, eux, la capacité de se souvenir. Et ça n’arrange absolument pas les autorités en place qui ont même du inventer une brigade spéciale pour traquer ces gens qui risquent, un jour ou l’autre, de se rebeller. Et il n’est pas rare de constater de temps en temps la disparition inexpliquée de certaines personnes qui ont eu un jour la visite de cette fameuse brigade.

La narratrice, elle, est une romancière. Elle n’a pas cette capacité de se souvenir. Mais son éditeur, lui, est une de ces rares personnes qui se souviennent, et qui voient d’un très mauvais œil ces disparitions se multiplier de façon exponentielle. L’écrivaine s’en rend compte et lui propose de le cacher chez elle, comme font la plupart des « gens du souvenir ». Il accepte, se cache chez elle, et c’est à ce moment qu’ils commenceront à oublier leur relation professionnelle et à se connaître plus intimement.

Il faut savoir que ce roman est paru au Japon en 1994, donc bien avant « Le musée du silence » qui, lui, est paru en 2000. On retrouve dans « Cristallisation secrète » non seulement l’univers feutré de l’écrivaine, mais aussi cette importance qu’elle accorde aux objets et aux « choses », son attachement aux souvenirs et cette crainte maladive de voir la mémoire être mise à mal (thème également à la base du superbe « La Formule préférée du Professeur »).

Dans « Cristallisation secrète », on retrouve également un objet très cher à OGAWA, la machine à écrire (qui est l’âme même d’une de ses nouvelles « Le bureau de dactylographie japonaise Butterfly » parue dans le recueil « La mer » (2006). Cette machine à écrire est surtout présente dans le roman que la narratrice de « Cristallisation secrète » est en train d’écrire, l’histoire d’une jeune étudiante en dactylographie qui se fait séquestrer par son professeur. Ici également, on retrouve la mise en abîme très appréciée par OGAWA et utilisée dans plusieurs de ses récits.

Enfin, le cœur de ce roman se situe dans une petite pièce dans laquelle est « enfermé » l’éditeur qui tente d’échapper aux traqueurs de souvenirs . Petite pièce qui représente l’isolement bénéfique dont a besoin tout être humain, ce qui est également le thème principale du court roman « La Petite pièce hexagonale » paru en 1991.

« Cristallisation secrète » est bien évidemment une allégorie du totalitarisme qui ne cesse de se mordre la queue, qui finit toujours par disparaître en voulant faire disparaître, qui se voit condamné au silence en voulant faire taire les autres. Dans tout totalitarisme, il y aura toujours le « petit » grain de sable qui empêchera la roue de tourner et d’arriver à son but. Ce grain de sable représenté ici par le souvenir, ou plutôt par ceux qui se souviennent, ceux qui sont capables de faire revivre ceux qui ont baissé les bras.

L’œuvre d’OGAWA est une œuvre en spirale, les thèmes et les idées qu’elle utilise ne cessent de tourner, de monter et de descendre. Un élément n’apparaît plus dans un de ses récits, c’est qu’il est déjà paru ou reprendra sa place dans un prochain. Tous ces thèmes ne cessent de se rencontrer pour ensuite se séparer ; ils ne cessent de tournoyer dans cet univers qui, de plus en plus, fait du travail d’OGAWA une œuvre unique, complexe, personnelle et remarquable. Un œuvre intemporelle qui ne s’inscrit jamais dans une époque donnée, mais qui brasse tout ce qui est immuable.

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« Tristes revanches » de OGAWA Yoko

Une femme se rend chez son pâtissier favori pour y acheter un fraisier pour l’anniversaire de son fils mort alors qu’il n’avait que six ans. Une maroquinière se voit confier un travail plutôt délicat ; en effet, une femme qui a la particularité d’avoir son cœur à l’extérieur du corps lui demande de lui confectionner un sac afin de protéger cet organe vital si délicat. Après avoir appris que son oncle vient de mourir, une femme se souvient de ce personnage haut en couleurs qui avaient eu la bizarre idée de créer des corsets qui font grandir. Une vieille dame prend sous sa protection un jeune étudiant, sa seule obligation est de venir régulièrement partager ses repas et la tenir au courant de ses avancées estudiantines. Une jeune et nouvelle locataire se lie d’amitié avec sa voisine, mais elle se rend vite compte que cette veuve a un comportement anormal et suspect.

Toutes ces petites histoires se retrouvent dans ce très beau recueil de nouvelles intitulé « Tristes revanches ». La particularité de ce recueil est que toutes ces histoires ont un lien entre elles, lorsqu’on en lit une, on y retrouve une allusion au récit précédent ou un élément que l’on retrouvera dans l’histoire qui suit, ce qui fait de ce recueil une œuvre très homogène et non une suite d’histoires compilées dans le temps et mises ensemble à seule fin d’édition. Ces textes se lisent en fin de compte comme un roman même s’il n’y a pas de réelle continuité. OGAWA Yoko arrive même à se mettre discrètement en scène dans l’une de ces nouvelles sans que l’on se dise : « Ah, quelle belle figure de style ! ». Tout est d’une fluidité parfaite, le fait qu’elle apparaisse dans son propre récit nous semble tout à fait naturel, et c ‘est ce qui fait tout le charme de l’œuvre d’OGAWA : cette fluidité très difficile à acquérir et cette narration simple et naturelle.

On retrouve également dans « Tristes revanches » deux thèmes chers à l’auteure qui servent de fil conducteur au récit : les objets et la mort. Ce recueil fait étrangement penser à son roman « Le musée du silence ». Les objets sont intrinsèquement liés à la mort. Le gâteau qu’un des personnages va acheter est relié à la mort de son fils ; le « corset qui fait grandir » nous ramène à cet oncle original disparu, le cœur qu’une jeune maroquinière doit emballer dans un sac nous ramène à la fragilité humaine,…
Superbes nouvelles qui ne font que grandir l’œuvre d’OGAWA qui n’a vraiment plus rien à prouver et qui nous met à chaque fois dans l’attente d’un nouvel opus jamais décevant.

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« La piscine » de OGAWA Yôko

Expérience plutôt triste pour la jeune Aya de vivre toute son enfance et adolescence dans un orphelinat alors qu’elle a toujours ses deux parents bien présents auprès d’elle. En effet, la mère et le père ont décidé, il y a bien longtemps, d’ouvrir un orphelinat pour enfants. Mais ce n’est pas vraiment ce qu’Aya avait rêvé de mieux pour s’épanouir pleinement.

Mais parmi tous ces orphelins, il y a quand même le beau et réservé Jun, qui a plus ou moins son âge et qui passe le plus clair de son temps à la piscine à la recherche du plongeon parfait. Et à chaque fois que le jeune adolescent s’entraîne inlassablement, se trouve dans les gradins la petite Aya qui ne se lasse jamais d’admirer la ligne pure des muscles du plongeur et cette perfection qui l’entoure lorsque son corps pénètre l’eau chlorée de la piscine du collège.

Mais étrangement, la jeune fille romantique a une toute autre passion dans la vie. Elle ne peut en effet s’empêcher de torturer une des petites orphelines recueillies par ses parents.

Très belle nouvelle sur l’adolescence d’une jeune fille qui, d’un côté recherche l’amour pure et rêvé par toutes les jeunes femmes, et d’un autre, se retrouve empêtrée dans le côté malsain de cette période où l’on ne cesse de se chercher et où l’autre n’a que très rarement beaucoup d’intérêt, si ce n’est la personne sur qui l’on a jeté son dévolu.

Premier livre traduit en français de la très prolifique OGAWA Yôko, dans lequel on retrouve déjà son style très épuré, très féminin qui sera la clef de voûte de toute son œuvre déjà magistrale. OGAWA est incroyable dans ses descriptions à la fois simples et étrangement réalistes. Lorsqu’elle nous décrit la piscine, on ne peut s’empêcher de sentir l’odeur du chlore, lorsqu’elle nous parle de la neige, on ressent très bien sa douceur et les souvenirs qu’elle nous évoque. Ces fameux souvenirs qu’OGAWA ne cesse de conjuguer à tous les temps et qui rendent toute son œuvre à la fois actuelle et nostalgique.

Petit moment de poésie, de souvenirs et d’un charme littéraire certain.

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« La mer » de OGAWA Yoko

Un jeune homme se rend chez sa future belle famille afin de faire connaissance. Pour la bienséance, il passera donc la nuit avec le frère de la future mariée qui s’avérera être un bien étrange musicien.

Une jeune femme se rend en voyage organisé à Vienne durant lequel elle rencontre une certaine Kotoko, femme plutôt corpulente qui n’est pas venue à Vienne juste pour la beauté des lieux mais pour une mission bien personnelle.

Petit détour dans un bureau de dactylographie typiquement japonais, où l’on se rend compte qu’un caractère d’imprimerie est bien plus qu’un simple objet, on ne peut l’utiliser n’importe comment, il faut tenir compte de sa fragilité et de son côté éphémère.

Un chauffeur de bus scolaire ne se contente pas de conduire, mais son petit plaisir quotidien est d’épater sans en avoir l’air les enfants.

Une petite fille muette attend patiemment le passage d’une camionnette remplie de poussins. Personne ne comprend pourquoi, ni même elle, mais la surprise sera étonnante.

Une maman emmène son fils lors d’une de ses journées de travail. Elle est guide touristique et n’a jamais commis la moindre erreur de toute sa carrière. Mais ce jour paraît maudit, rien ne semble aller comme ça devrait depuis qu’elle a perdu son fameux drapeau vert, son signe de ralliement fétiche.

7 nouvelles dans lesquelles on retrouve l’univers poétique et tendre d’OGAWA ainsi que deux thèmes chères à l’auteur japonaise : la relation enfants-adultes et l’âme des objets.
Le shintoïsme (religion majoritaire au Japon) est une religion animiste. Et c’est peut-être la raison pour laquelle les objets ont une telle importance dans l’œuvre d’OGAWA. On se souvient de tous ces objets rassemblés par une vielle dame dans « Le musée du silence » et qui à eux seuls étaient capables de faire revivre tout un village.

Dans ce recueil, la nouvelle « Le bureau de dactylographie japonaise Butterfly » est de loin la plus intéressante et la plus accomplie. OGAWA se concentre sur ces petits caractères d’imprimerie qui, grâce à elle, deviennent des objets vivants, qui comme l’être humain, demandent de la tendresse et éprouvent du chagrin quand ils sont maltraités ou délaissés. La dactylographe et le responsable des différents caractères se retrouvent de temps en temps pour discuter de ces caractères qui leur sont de plus en plus proches et pour lesquels ils entretiennent une relation plutôt particulière. Chef-d’œuvre d’ écriture minutieuse.

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