Kensaku est un jeune écrivain japonais qui, pour certains, est indubitablement un des écrivains qui vont compter dans l’avenir, et pour d’autres, juste un gratte-papier versatile et oisif qui ferait bien de se chercher un vrai travail. Quant à lui, il ne se fait aucune idée sur ses talents littéraires ; il écrit ce qui lui plaît et quand ça lui chante. Sa première préoccupation est de rencontrer l’âme sœur, ce qui paraît ne pas être chose aisée par les temps qui courent. Et il n’est pas certain que c’est en accompagnant ses amis dans certains lieux louches de Tokyo, lieux où il tombe amoureux de presque toutes les geishas qu’il y rencontre, qu’il arrivera à ses fins.
Après plusieurs nuits alcoolisées et sans sommeil, Kensaku tombera inévitablement dans un désespoir tel qu’il ne lui restera plus qu’une seule chose à faire, quitter au plus vite ce Tokyo vicieux et brumeux et se rendre loin, très loin dans un endroit isolé où il pourra refaire surface en essayant de se comprendre et de s’auto analyser.
Mais là ou à un autre endroit, Kensaku sent toujours comme une ombre négative planer au-dessus de lui. Il sent qu’il y a quelque chose qui le rend incapable de se sentir comme tout le monde. Ce n’est pas sa sensibilité d’artiste qui doit être mise en cause mais quelque chose de moins palpable, de moins psychologique.
Pendant longtemps il restera dans une terrible ignorance jusqu’au jour où son frère devra lui avouer son terrible secret. A partir de ce jour, Kensaku se met à comprendre que tout ce qui lui arrive n’est autre qu’une fatalité horrible contre laquelle il ne pourra, et même, ne voudra pas se battre.
SHIGA Naoya s’en donne à cœur joie dans ce roman pour analyser la psyché du héros. Il ne laisse rien échapper, on a l’impression qu’il est toujours aux aguets de la moindre parole de Kensaku, et si le héros se retrouve dans un mutisme total, SHIGA Naoya n’hésitera pas à s’introduire dans le crâne de ce dernier pour en faire ressortir la moindre substance de sentiments. L’histoire du jeune écrivain importe peu à SHIGA Naoya, son but n’est pas la fiction, ni la narration (même si bien évidemment, il ne les prend pas à la légère) ; son but est de fouiller, triturer l’âme humaine jusqu’aux plus profonds de ses retranchements, de comprendre comment le cerveau humain fonctionne et réagit face aux événements dramatiques de la vie. C’est ce qu’on appelle plus communément le roman introspectif.
De plus, ce livre est rempli de petits textes qui, même hors contexte, sont tout à fait hallucinants. Ce livre, qui fut écrit en 1921, contient, entre autres, un texte sur la relation que l’être humain entretient avec sa mère Nature. Déjà à cette époque, SHIGA lançait à la figure de ses contemporains, la responsabilité qu’ils avaient envers la nature fondatrice de toutes choses, et les mettait en garde sur le fait que ce qu’ils étaient en train de faire (à savoir s’approprier illégitimement toutes les fonctions naturelles) risquaient, un jour ou l’autre, de leur retomber dessus. Près de 90 ans après, ce texte est tout aussi envoûtant et actuel que criant de vérité.
Et c’est un peu en lisant ces pages superbes et poignantes que l’on se dit que cet écrivain magistral mériterait d’être aussi connu et populaire que ses contemporains MISHIMA Yukio ou TANIZAKI Junichiro.
« Errances dans la nuit » est un peu comme un arbre massif et plusieurs fois centenaires. Il est là, on ne peut le nier ; il est tellement enraciné dans le sol, qu’il est tout à fait impossible de le sortir d’où il se trouve. C’est une grande et intouchable œuvre littéraire, sans doute assez difficile d’accès mais qui vaut vraiment la peine d’être lue pour tous ceux qui ne veulent pas ignorer le genre littéraire japonais du début du 20e siècle. Ce livre est à cent lieues de la fluidité et de la simplicité des œuvres de MURAKAMI Haruki ou OGAWA Yoko, mais est d’une maîtrise tellement parfaite qu’on lui pardonne facilement certains passages qui peuvent nous paraître actuellement assez lourds.
Et pour ceux qui aiment l’humour sensible de TANIZAKI Junichiro, « Errances dans la nuit » regorge de petites situations et propos cocasses bien venus dans cette œuvre dense et profonde.
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