« En attendant le soleil » de TSUJI Hitonari

En Attendant le soleil est un peu le « roman caché » de Hitonari TSUJI. N’étant pas disponible en poche, il est moins visible que ses autres livres. Il l’a peut-être été à sa sortie, visible, mais si ce fût le cas, alors il ne l’est plus. C’est pourtant un roman riche et foisonnant. Il met en scène plusieurs personnages, et comporte donc plusieurs trames narratives, et tous et toutes ont leur importance. C’est selon moi la plus complexe des œuvres de cet auteur.

Shiro en est le narrateur principal. Il est « salisseur » de décor de tournage. Au moment où démarre le roman, il travaille sur un film historique.

Inoue en est le réalisateur. Ce vieil homme tourne son film ultime, le plus personnel. Le scénario raconte l’histoire d’un trio amoureux pendant la réalisation d’un documentaire filmé lors de la bataille de Nankin en Chine. Il se base sur ses propres souvenirs, ceux de son amour pour Fei Fan, une actrice chinoise faisant partie de ce trio.

Jiro est le frère de Shiro. Il est actuellement dans le coma : on lui a tiré dessus.

Tomoko est la script du vieux cinéaste. Elle fût la petite amie de Jiro mais va devenir celle de Shiro. Elle ressemble beaucoup à Fei Fan.

Fujisawa est un yakusa mi-occidental, mi-japonais, un métis. Il harcèle Shiro pour récupérer un cartable d’écolier qu’il avait confié à Jiro, avant que celui-ci ne tombe dans le coma.

Craig est le père américain de Fujisawa. Il a été fait prisonnier à Hiroshima en juillet 1945 et sait qu’une bombe atomique va être lancée sur la ville en août. C’est par l’intermédiaire du journal qu’il a écrit pendant sa détention que l’on connaît son histoire. Il est parvenu à confier son carnet à son sauveur, puis à la jeune japonaise qui portera son enfant.

Tous ont un point commun : ils attendent le soleil. Ou plutôt les éléments symboliques qui sont rattachés au soleil, à savoir la lumière, l’atome, la rédemption, l’amour, la survie. C’est un roman à plusieurs voix sur l’Attente.

Les différentes trames s’entremêlent, à la manière d’un montage alterné. Toutes sont reliées et s’éclairent mutuellement. « Le monde de Jiro » est celle qui permet de les coordonner car dans son rêve, dans son coma, Jiro redevenu enfant se balade dans l’univers de chaque personnage : le sien, celui de son frère, celui de Fujisawa, celui d’Inoue et de Fei Fan et enfin celui de Craig. Par le rêve, il traverse le roman et l’Histoire pour revenir à la source de tous les protagonistes.

L’attente ne finira pour eux que lorsque leurs plaies seront refermées. Il faut que leur situation actuelle se débloque, se décante et fasse un bond dans le 21ème siècle. Pour y parvenir, deux d’entre eux doivent faire un retour dans le passé. Inoué est resté figé sur la faute qu’il a commise à Nankin : avoir laissé partir son amour dans une rue de la ville, cette lâcheté ayant provoqué sa mort. Fujisawa est condamné à une vie médiocre de yakusa tant qu’il n’aura pas résolu son problème d’identité d’enfant métis. L’esprit de Jiro, dans son voyage onirique, doit donc dénouer des nœuds qui concernent la vie antérieure de ces personnages. Shiro et la script Tomoko, eux, n’ont pas de problème avec leur passé mais avec le présent : tant qu’ils ne savent pas si Jiro va sortir du coma ou si c’est la mort qui l’attend, ils n’auront aucun avenir commun en tant que couple. Quant à Craig, c’est avec l’avenir immédiat qu’il a un souci : il sait qu’il va mourir quand sera larguée la bombe atomique sur la ville où il est retenu prisonnier.

Mais c’est encore plus profond, plus complexe que cela : Inoue avoue à un moment avoir désiré que Fei Fan meurt et on sait que Shiro a envie, a besoin, que son frère ne sorte pas vivant de son coma.

Tsuji profite des allers-retours que font ses personnages entre l’époque actuelle et la seconde guerre mondiale pour dénoncer plusieurs éléments historiques. L’utilisation et les conséquences de la bombe atomique bien sûr, mais aussi les ravages qu’a causé l’armée impériale japonaise en Chine et sur le continent asiatique : pillages, humiliations, assassinats, viols. Il met en avant l’hypocrisie d’une colonisation basée sur la guerre, sur la force. Toute l’Asie connaît ces atrocités mais au Japon existe un courant politique, idéologique, de plus en plus important, qui veut déculpabiliser la population japonaise des crimes commis pendant les années 30-40. Hitonari TSUJI s’attaque à cette montée réactionnaire en condamnant le mal qu’a perpétué son propre pays dans un passé pas si lointain.

L’épisode Craig est une manière de fouiller au fin fond de l’être humain en décrivant ce que peuvent être les sentiments, les sensations et les pensées d’un individu situé dans le couloir de la mort, au seuil de la fin de sa vie. L’auteur se place dans la tête de cet américain en lui insufflant ses propres angoisses existentielles. L’angoisse de ne rien laisser au monde après sa disparition, de ne pas mourir en paix avec soi-même, de partir sans que son existence ait pu avoir de sens ou de se retrouver dans le grand vide après son dernière souffle. Comme dans Le Bouddha blanc, on retrouve les préoccupations métaphysiques de Tsuji. Ce personnage seul face à son Moi le plus authentique est typique de son œuvre. Si l’écrivain imprègne autant Craig de religiosité ce n’est pas seulement lié à sa culture américaine mais parce que la recherche d’une consolation supérieure, d’une présence mystique, nous dit-il, est une constance chez l’Homme – surtout face à la mort.

Tous sont dans une situation de crise qui les oblige à revenir sur eux-mêmes, à plonger au plus profond de ce qu’ils sont afin d’affronter leurs entrailles brisées, leur âme blessée.

Jiro est ce personnage qui s’avère être le double du narrateur en plus beau et en plus audacieux, dualité qui existe aussi dans L’arbre du voyageur et dans La lumière du détroit. Tandis que Shiro a un côté ordinaire, calme, posé, son frère est « extra-ordinaire » et vit dans l’extrême, dans l’aventure permanente. C’est par le coma, dans cette ironie du mal pour un bien, que Shiro peut mieux comprendre la relation qu’il a toujours eue avec Jiro. Petit il l’a admiré mais s’en est éloigné peu à peu quand ce dernier est entré dans la délinquance. C’est finalement grâce à « l’immobilité comateuse» de son modèle d’antan que le narrateur peut s’affirmer lui-même. Tant qu’il était vivant, il demeurait dans son ombre. Cette affirmation individuelle, existentielle, passe aussi par Tomoko. La petite amie de Jiro est attirée par Shiro le petit frère par un phénomène de transfert amoureux mais finira par ressentir de véritables sentiments à son égard.

« Le monde de Jiro » est donc un monde parallèle à la réalité qui se situe dans le subconscient du personnage. Cet univers a une place importante dans le roman car il contient tous les personnages mais aussi de nombreux symboles (le cartable est aussi une autre forme de ce « soleil » que chacun attend). On y voyage de sa chambre d’enfant aux ruines de Nankin où Inoue et Fei Fan s’aiment et se déchirent, en passant par son lotissement entouré de néant ou par la prison dans laquelle Craig est détenu. Comme toujours, Tsuji accorde un rôle non négligeable à l’activité du rêve. La mécanique de l’inconscient permet de sauter d’un lieu à un autre, d’une époque à une autre, de façon illogique et logique à la fois et de mêler dans un même chapitre des protagonistes qui ne se sont jamais rencontrés. Il me semble que c’est dans ce monde que les nœuds sont défaits et que tous dépassent la crise dans laquelle ils étaient retenus prisonniers. Dans cet univers, le cartable devient la bombe A et c’est Jiro en l’ouvrant qui la fait exploser.

En parlant de la délinquance et de la drogue, Tsuji évoque des aspects du Japon d’aujourd’hui qui prennent leur source au 20ème siècle. Tout ce qui existe dans le présent a une cause dans le passé.

Dans ce roman où plusieurs formes d’écriture se mélangent, le journal intime ou les récits enchâssés par exemple, il n’y a pas de héros, pas de bons ni de mauvais, simplement des individus qui sont toujours le fruit de leur propre histoire comme de la grande Histoire.

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« Tokyo décibels » de TSUJI Hitonari

 Il y a au départ l’attirante édition française qui accroche le regard. La forme carrée, le papier épais et cartonné, le prestige du nom de la maison d’édition (Naïve), le dessin coloré sur le fond noir de la couverture, une rue pleine d’enseignes illuminées de Tokyo. Au départ, il y a donc le plaisir d’avoir emprunté ce roman, de l’avoir dans son sac, de le tenir entre ses mains. J’apprends en plus que l’auteur est aussi poète et chanteur de rock. J’aime le titre, simple, qui convoque à la fois le son et l’espace, l’ouïe et la vue.

Un roman qui démarre directement avec de l’action, porté par une écriture simple, assez dépouillée, très peu lyrique : urbaine, moderne. Tel est d’ailleurs son héros.

Le récit est bien équilibré entre les différents fils narratifs qu’il tisse :

  • le héros et sa copine
  • le héros et son amante
  • le héros et sa carte sonore de Tokyo
  • le héros et son vieil ami retrouvé

Un roman sur la solitude et la perte de sens existentiel. Comment s’en sort-on dans la vie quand on a 30/35 ans ?

La perte du désir de vivre en rocker dans un groupe puis de celui de l’amour passionné m’ont touché. Les deux hommes du livre sont remplis de doutes, connaissent la déception, sont nostalgiques. Il n’y a rien de simple en eux comme dans ce monde, et ils le savent, et ils le vivent. C’est la difficulté d’être, de vieillir, de perdre espoir.

 Le son des cloches des temples sont décrits comme des sonorités qui font du bien, par leur rareté, leur douceur, par les repères traditionnels qu’elles représentent peut-être. Repères qui ne semblent plus avoir cours aujourd’hui puisque l’on boit, que l’on se laisse entraîner dans une secte, ou que l’on se met à espionner son ex. Il reste alors l’errance, les nuits blanches et ces petits matins où l’on s’assoit sur un banc à ne plus savoir que faire. Les cloches résonnent à nouveau, ça apaise quelques instants, mais ça ne signifie pas que l’écho de ce son apportera un remède durable à la solitude de ces âmes japonaises.

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« L’arbre du voyageur » de TSUJI Hitonari

Un vrai roman d’apprentissage aussi. Un jeune homme part à la recherche de son grand frère dont il n’a plus de nouvelles depuis six ans.

               Au début il y a, comme souvent, la mort. Celle de leurs parents en l’occurrence. C’est le point de départ, ce qui libère et ce qui motive ensuite pour partir en mission. Sans attaches, le jeune homme souhaite désormais retrouver son unique repère familial, ce grand frère mystérieux. J’aime cette idée : se donner une mission à remplir, un contrat à honorer avec soi-même. C’est un besoin pour lui, mais généralement les personnages en quête, en recherche, m’intéressent, quels qu’en soient la raison ou le dessein.

               Il y a donc une recherche, qui avance peu à peu à travers une série d’indices que le disparu a laissé derrière lui, une succession d’étapes, tout cela relaté de façon réaliste : le voyage à Tokyo, l’emménagement dans l’appartement du grand frère, la découverte des proches de ce dernier (les deux dernières petites amies, Hisami et Atsuko, et son collègue du « jardin d’Eden », le fleuriste Yasuda), le tee-shirt avec le sang, le répondeur enfin. Le lecteur suit le même cheminement que le jeune homme, et en même temps que ce dernier, apprend qui était le grand frère, Yuji ; peu à peu son portrait se dessine, se précise. J’aime ce personnage-fantôme pour ses fugues, sa nature fuyante, sa difficulté à rester dans les normes, sa timidité, sa bizarrerie. Les discours des protagonistes rencontrés construisent son portrait mais les souvenirs du petit frère aussi y participent, quand ils surgissent spontanément (en cela l’auteur obéit à la nature imprévisible du souvenir). Yuji s’y avère là froid, cruel, dangereux, autodestructeur, distillant des faits, des gestes et des phrases énigmatiques.

               Le jeune homme a toujours vécu dans l’ombre immense de son aîné et c’est justement parce que le second n’a été qu’une présence fantomatique et lointaine qu’il n’a pas pu devenir par lui-même quelqu’un, un adulte capable d’acquérir sa totale indépendance. Il ne l’a pas tué. Il faut toujours tuer le grand frère pour ne plus seulement rester le petit. C’est d’abord en faisant l’amour avec Hisami puis en apprenant son décès qu’il s’en libère. Dans sa quête, il côtoie des êtres fragiles, qui rêvent, qui sont attirés vers l’ailleurs, leur ailleurs. On sent chez eux une vraie détresse à ne plus savoir quoi faire, ni qui être. Ils sont perdus, sans boussole intérieure. Et il y a le suicide à la fin, la folie est proche, sur le fil : cette mort sociale qu’a organisée Yuji. Il y a enfin cette supposition émise dans les dernières pages que c’est lui qui aurait amené Yasuda à sauter du haut de son paradis vert.

               On retrouve ici aussi cette déambulation dans Tokyo (comme dans Tokyo décibels) d’un orphelin seul avec sa recherche personnelle. C’est son « arbre du voyageur ». Dans ce monde actuel qui est un désert de sens et où la vie est errance, chacun cherche l’eau qui pourra enfin l’abreuver, étancher sa soif, le faire vivre.

               Et à la toute fin, de finalement retrouver (enfin) Yuji (devenu une sorte de zombi mystique), on a affaire à un coup de théâtre, un rebondissement narratif plutôt fort (puisqu’on le pensait mort).

               Mais, et l’avion qui disparaît à la fin au loin?

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« La lumière du détroit » de Hitonari Tsuji

    « J’avais beau être revenu sur la terre ferme, je ne pouvais oublier la mer ».

    C’est la première phrase du roman. On plonge très vite dans le récit et dans l’atmosphère. On sait tout de suite que le lieu dans lequel va se dérouler le livre est le détroit de Tsugaru, dans la baie d’Hakodate, au sud de la région d’Hokkaido. C’est à dire un lieu puissant, entre mer et terre, entre nature et civilisation : à part en tout cas.

    Saito, le narrateur, gardien de la prison d’Hakodate, découvre qu’un nouveau prisonnier n’est autre que Hanai, un camarade de classe qui l’avait terrorisé dans son enfance.

    Cet épisode traumatique ayant duré plusieurs mois a marqué le surveillant. S’il a développé sa force au point d’avoir une carrure d’athlète aujourd’hui, c’est justement parce qu’il a été un souffre-douleur quand il était plus jeune. L’économie japonaise s’avère également une cause de son évolution : il était auparavant steward dans un ferry de liaison mais a dû devenir gardien dans ce pénitencier quand la ligne maritime a été remplacée par un tunnel ferroviaire.

    La construction du récit est conjuguée selon deux temporalités différentes et alternées : le présent dans lequel Saito est le gardien du prisonnier Hanai et le passé dans lequel le premier était la victime du second. Tsuji commence par le présent en décrivant l’arrivée du détenu et ce n’est qu’ensuite qu’il commence ses aller-retours dans le passé. L’objectif étant de comprendre pourquoi Hanai agissait ainsi.

    Il y a chez ce dernier un vrai mystère (à la manière du grand frère dans L’arbre du voyageur) et un vrai charisme (à un moment, il est même comparé à Bouddha). Sa personnalité est difficile à saisir et Tsuji aime ce mystère puisqu’il n’en donne pas totalement les clés. On sait que ce personnage est un manipulateur jouant en société la bonté et la serviabilité mais agissant avec cruauté une fois seul. Des épisodes nous permettent de comprendre cette dualité, la vieille dame qui tombe ou le chaton qu’il laisse mourir. Le crime pour lequel il a été enfermé dans la prison est décrit de façon factuelle mais nullement les raisons qui l’ont poussé à passer à l’acte. C’est la visite de sa mère au pénitencier qui nous amène à penser qu’il a agit par peur de l’extérieur et de la liberté. Il craint que sans règle et seul dehors ses pulsions cruelles ne ressortent. C’est pourquoi la discipline de la prison lui convient très bien, elle le canalise. Bien qu’il suggère à son lecteur cette hypothèse, Tsuji reste dans le vague quant aux causes exactes qui expliqueraient l’attitude ambiguë de Hanai. Ses parents sont riches et encore en couple par exemple. Peut-être que les nombreux déménagements qu’il a connus enfant pourraient en être à l’origine ?

    Quoi qu’il en soit, ce personnage profond et tragique fascine, obsède Saito. Sa simple présence dans la prison va déclencher une crise intérieure chez le gardien. La bagarre avec son ancien collègue de ferry nous l’illustre, ainsi que ce moment où il tombe dans les bras de sa maîtresse, bouleversé, plus du tout maître de lui-même. Sa nervosité est palpable, comme si Hanai l’avait à nouveau transformé, comme s’il était encore une marionnette manipulée. Il en vient même à désirer s’enfuir pour ne plus avoir à subir cette séduction néfaste.

    Il se trouve que la question narrative de savoir si Hanai a reconnu Saito est volontairement mise de côté. C’est seulement à la fin que l’on apprend que depuis le début Hanai faisait comme s’il n’avait pas reconnu son ancien souffre-douleur. On réalise alors que son intelligence est restée intacte mais qu’il n’a pas vraiment cherché à manipuler Saito comme il l’avait fait autrefois. Le seul combat dans lequel Hanai est engagé est désormais un combat avec lui-même, contre ses tendances destructrices, contre sa propre violence. Il n’est plus dirigé contre Saito. C’est d’ailleurs grâce à un personnage secondaire qu’il se libère de l’emprise de son manipulateur. Dans la prison, un jeune détenu est en train de se faire manipuler par Hanai et c’est en l’observant que le narrateur se souvient de ce qu’il était lui-même dans le passé, de la situation de faiblesse dans laquelle il se trouvait lui aussi. Ce double de son Moi d’antan, en lui renvoyant un reflet dans lequel il se reconnaît, s’avère être le déclic de son désenvoûtement.

    Le décor qui entoure cette histoire est essentiel : l’extrémité géographique, le vent, la neige, le soleil et l’ombre. Le bar louche, le quartier de plaisirs, les lieux interlopes, souterrains. Dans les deux cas, nature ou civilisation : des endroits extrêmes.

« Le Bouddha blanc » de TSUJI Hitonari

     Le Bouddha blanc est un roman riche et foisonnant qui peut pourtant se résumer en une simple phrase. Il raconte toute la vie de l’armurier Minoru Eguchi sur l’île d’Ono dans le Kyûshû. Tout simplement.

     Le récit commence au moment où Minoru est à l’hôpital, sur le point de mourir. Le reste est un long flash-back qui s’attache à décrire les grandes étapes de son existence : son amour pour Otawa ; la mort de son grand frère Ishitaro ; ses trois amis ; sa relation avec sa femme, Nue ; son travail d’armurier et d’inventeur.
C’est un roman qui traverse le 20ème siècle mais le fait qu’une grande partie de l’action ait lieu sur une île en province, retirée des grandes villes, l’éloigne de la grande histoire du Japon telle qu’elle s’est déroulée durant cette période récente. Exceptés les passages qui concernent les guerres, notamment celle qui a opposé le Japon à la Russie. Un conflit qui semble avoir duré longtemps puisque le héros en parle dès le début de sa narration pour le relater ensuite de l’intérieur. Cet épisode, quand Hinoru se trouve en Sibérie, isolé de ses troupes, et en vient à éliminer un soldat russe après une longue attente, caché, à tirer à l’aveugle, est d’ailleurs selon moi le meilleur passage du roman. S’ensuivent également des éléments abordant la seconde guerre mondiale puisque les activités professionnelles du personnage sont liées à l’armement des soldats.

     Mais on reste généralement dans un même confinement insulaire. De la même façon que l’on reste avec les mêmes personnages – même s’ils disparaissent peu à peu. Les pages qui relatent son désir/amour pour Otawa sont formidables, en particulier ce moment où Hinoru la surprend avec un soldat japonais en plein acte sexuel. De même, les réflexions sur le fantasme et la réalité, sur la manière dont le sexe est ressenti et expérimenté par le protagoniste à mesure qu’il grandit sont savoureux. Il faut dire que j’aime beaucoup lire un récit dans lequel un jeune garçon est attiré, aimanté, par une jeune femme plus âgée. Le fait qu’il y pense et y repense toute sa vie entière me touche, le fait que les souvenirs qu’il conserve de cette histoire restent intacts en lui, toujours aussi vivants, m’émeut.
Bien sûr, j’apprécie et me reconnais dans les récits qui mettent en scène une bande d’amis, même dans leurs aspects les moins glorieux, quand ils se frottent par exemple au plaisir de faire souffrir un plus faible, tous ceux qui ont fait partie d’une bande de garçons connaissent cela (du point de vue de la victime, du bourreau ou du simple témoin gêné n’osant intervenir).
La mort du grand frère est essentielle. Surtout ses circonstances, puisque l’accident en bateau implique la possibilité que le noyé aurait très bien pu être Hinoru lui-même et non Ishitaro.

     C’est un roman qui cherche à exprimer ce qu’est le mystère métaphysique de l’existence, qui explore et creuse notre désarroi face au sens que l’on peut donner à la vie et à la mort. Dans Le Bouddha blanc, Tsuji utilise assurément son personnage pour dévoiler ses propres doutes, ses propres questionnements devant tout ce mystère. Hinoru est un personnage qui ne cesse de s’interroger, qui veut comprendre, se penchant sur ces questions sans fin et sans réponses à mesure qu’il voit (ou fait) disparaître des proches comme des lointains. Tsuji ose s’attaquer à ces intemporalités-là. Comment les disparus vivent-ils en nous ? Comment se perpétuent leur mémoire et les traces de leur passage sur terre ? La mort et la décomposition qu’entraîne la vieillesse sont des thèmes récurrents dans le roman et ils sont traités aussi bien par le biais d’une écriture corporelle, charnelle, matérielle que par la réflexion.

     La mère du héros retombant en enfance et finissant par revivre dans son passé, là où son enfant noyé vit encore, est un personnage proche de mon univers, comme s’il s’agissait là d’un  élément appartenant à mon imaginaire personnel.
Des rêves et des rêveries (images ou films mentaux qui naissent dans l’esprit semi-conscient du héros) parsèment la narration. Tsuji les décrit soit comme séparés du récit conscient, soit comme insérés en son déroulement. Un procédé non systématique, une qualité de fond, sur lequel il me plaît de naviguer. L’auteur ne sous-estime pas l’importance de l’activité inconsciente.
Les codes qui régissent les relations amoureuses sont présents et l’on n’oublie pas, sans appuyer, de montrer qu’ils ont évolué d’une génération à une autre. La fille d’Hinoru, Rinko, s’affranchit de la règle sociétale du mariage arrangé en choisissant elle-même son petit ami.
Il y a malgré tout des éléments mystiques qui m’ont échappé, tels la réincarnation qui expliqueraient les sensations de déjà-vu que connaît régulièrement Hinoru, le rapport de Rinko avec le village où ont vécu une sorcière et bien sûr le bouddha blanc. Ce sont des spécificités bouddhistes dont je n’ai pas la clef. Je me demande d’ailleurs de quelles façons ces éléments ont été reçus (et je pense là aussi à l’obsession métaphysique du narrateur) par les lecteurs japonais : une telle insistance ne confine-t-elle pas à l’exagération selon eux ? Est-ce crédible qu’un homme né il y a longtemps puisse s’interroger autant et tout au long de sa vie sur ces questions-là ?

     Dans la postface de Tsuji, j’aime la sincérité que l’on sent dans ses remerciements et le fait qu’il ait écrit ce livre à New-York.

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« Dahlia » de TSUJI Hitonari

Un vieil homme habite, avec son épouse, une vieille maison acquise sans le consentement de celle-ci. Pour se venger, elle ne cesse de lui empoisonner la vie à coups de jérémiades, jérémiades qui l’isolent de plus en plus du monde réel. Régulièrement, l’homme aperçoit les fantômes d’une fillette et de sa mère, ainsi que celui d’un jeune homme prostré, des oreilles duquel coule lentement un filet de sang. Le vieil homme est persuadé que ces apparitions sont un simple avertissement de sa mort prochaine, ce qui au départ amuse sa femme, qui finalement commencera à s’inquiéter. Cette petite ville où ils se sont installés afin de terminer leurs jours paisiblement a subitement changé de profil lorsque le gouvernement a pris la décision d’y installer des gens « d’une autre couleur de peau », changement qui fait dire à la population locale que tous les maux qu’ils subissent sont dus uniquement à cet « arrivage » étranger.

Ailleurs dans ce monde, il y a également ce mari qui, un beau jour, voit débarquer chez lui un jeune homme nommé Dahlia que sa femme lui présente comme étant le fils d’un ancien camarade de fac. Entre la femme et Dahlia se dessine immédiatement une étrange relation proche d’une connivence entre le diable et sa victime lui ayant vendu son âme. Le mari sent qu’il est devenu un total étranger aux yeux de sa femme, et il ne lui reste plus qu’à contempler de loin le dangereux chemin qu’emprunteront les deux nouveaux amants.

Encore ailleurs, un jeune garçon frappe « un jeune au teint hâlé » avec une barre de fer et le laisse pour mort. Lors de sa fuite, il tombe malheureusement sur le répétiteur de sa sœur qui a tout compris à l’histoire, mais qui lui laisse une chance de se rattraper en redevenant le garçon qu’il fut avant cet incident. Mais cela contre l’acceptation d’un pacte faustien qu’il ne se sent pas le courage de refuser. Mais tout pacte de ce genre a son propre revers et le jeune adolescent se retrouvera dans une situation de laquelle il ne se voit pas sortir indemne.

Dans ce roman, TSUJI Hitonari se concentre énormément sur l’étroite frontière qui existe entre le monde réel et l’au-delà, entre les morts et les vivants. Tout comme le vieil homme, le lecteur a tendance à confondre les vivants et les morts, il se retrouve vite dans une sorte de clair-obscur de la vie, et comme toujours dans ses livres, TSUJI appelle un des sens du lecteur, à savoir ici, la vue. Dans un style très cinématographique, l’auteur utilise une multitude de formules afin de décrire dans quel brouillard se trouve le narrateur. À la fin de la lecture de « Dahlia », on retient principalement toutes les intensités lumineuses que l’auteur nous a décrites, le livre ressemble plus à un éblouissement de temps en temps obstrué par des ombres ou des nuages inquiétants qui rendent très bien l’état semi-comateux de cet octogénaire qui se rapproche sans trop de crainte de l’éternel.

Ce roman pourrait être considéré comme un recueil de nouvelles s’il n’y avait pas d’une part ce concept de l’intrusion de l’étrange(r) dans toutes ces vies malmenées, et de l’autre cette fascination pour la luminosité et toutes ses variantes très adroitement décrites tout au long d’un récit trouble et malsain. La vieillesse, la jeunesse et l’âge adulte sont tous les trois confrontés à des questionnements existentiels qui ne trouvent aucune réponse rationnelle tant la nature humaine doute de ce qu’elle perçoit ou croit percevoir. On y retrouve une constante opposition entre la mort et la lumière, entre l’envie de comprendre et l’impossibilité de croire en quoi que ce soit.

Un roman très japonais dans sa thématique de l’intrusion et de l’au-delà, mais également très personnel et très original.

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« Objectif » de TSUJI Hitonari

Une petite fille reçoit un beau jour un appareil photo argentique de la part de son père qui s’inquiète de son refus obstiné de se rendre à l’école. À l’âge adulte, elle trouve encore ce cadeau particulièrement incongru pour une petite fille de son âge. Mais elle ne sait pas à cette époque que ce présent lui sauvera la vie. Ou du moins, lui ouvrira les portes vers une sociabilité suffisante.

Timorée et esseulée à l’école, ce cadeau lui donnera une popularité aussi inattendue que salvatrice. Pour tout et rien, elle sera convoitée par ses petits camarades et ses instituteurs afin d’immortaliser les choses et les événements, tant son don pour le 8e art est évident. À l’âge adulte, rien ne changera. Non seulement elle deviendra une photographe professionnelle qui connaîtra un vif succès, mes ses prises de vues resteront pour elle un prisme social sans lequel la vie lui serait tellement étrangère qu’elle devrait la porter comme un véritable fardeau. L’objectif de son appareil est un nouveau sens pour elle, une sorte de filtre grâce auquel elle se sent capable d’aimer. Il est également un genre de masque lui permettant de surmonter sa phobie sociale et d’affronter un monde qu’elle ne connaîtrait jamais sans cet artifice.

Au cours de ses différents témoignages, la narratrice nous raconte comment elle a pu faire face à une rupture amoureuse difficile, comment elle s’est positionnée devant la vie et sa temporalité après avoir rencontré la femme qu’est devenue cette jeune adolescente qu’elle prit en photo quelques années auparavant, et qui n’est plus la même personne ; mais surtout, comment elle a appris à aimer et à accepter d’être aimée dans une vie que l’art a rendue plus souple et ouverte.

TSUJI Hitonari aime l’art et les sens. Dans « Tokyo Décibels », c’est l’ouïe de l’homme qui est mis en exergue. Le son, base de la musique, est tracé et pourchassé tout le long de ce court récit publié en 2005. Dans « Objectif », ce n’est pas seulement la vue et l’art photographique qui sont mis en évidence, mais plus symboliquement, les souvenirs et l’impermanence de la vie que la photographie permet de restituer à la fois objectivement et subjectivement. Le passage le plus marquant de ce récit est la stupeur de la photographe qui se rend compte, lorsqu’elle rencontre cette jeune femme qui fut naguère adolescente, que la photographie est à la fois un art objectif, mais également trompeur et immédiatement dépassé. Tout ce qu’il représente n’existe plus dès lors qu’il est fixé.

L’autre sujet du livre est l’art en général et les artistes. Pourquoi un artiste devient-il artiste ? Dans « Objectif », le hasard est à la base de la vocation de la narratrice, son père a certainement une petite idée derrière la tête, mais il n’est sûr de rien. Commence alors le long cheminement que tous les artistes connaissent à leurs débuts. D’abord le jeu qui se met à fonctionner sans que l’on s’en rende compte, ensuite la maîtrise que l’on acquière sous le regard de la famille et des proches incrédules, pour enfin arriver à la reconnaissance. Mais TSUJI Hitonari nous explique également que l’art est addictif. La photographe de son récit est une phobique qui, grâce à la photographie, s’est trouvé un moyen de se sociabiliser. Mais reste que son art est une béquille qui ne la soigne pas, mais qui la soutient. Si on la lui retire, que deviendrait-elle ? L’artiste est un condamné à la création et à l’échappatoire.

Outre la beauté de l’écriture de TSUJI, c’est aussi une atmosphère de création qui survole ce court récit à tout point de vue réussi. Une entrée en profondeur dans l’univers d’une femme photographe qui, grâce à ses anecdotes, nous invite dans sa plus profonde intimité. À souligner également le risque pris par ce jeune écrivain japonais de se vêtir de la peau d’une femme et de sa psychologie propre, ce qui est loin d’être facile et qui demande une exigence très souvent redoutée.

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« Pianissimo Pianissimo » de TSUJI Hitonari

Variation très personnelle sur le thème de la difficulté d’être adolescent de cet auteur japonais qui n’a absolument rien à envier aux très médiatisés MURAKAMI Haruki et OGAWA Yoko. Même si son style est beaucoup moins fluide que celui de ses deux compatriotes, TSUJI Hitonari mériterait sans le moindre doute une belle place au soleil de la littérature contemporaine. On a déjà pu remarquer son style bien particulier dans le remarquable « En attendant le soleil » paru chez Belfond en 2004, ce style où se mêlent la réalité, le rêve et les souvenirs; cette manière de nous balader tranquillement d’une histoire à une autre, d’un monde vers un autre, de la lumière vers l’obscurité la plus profonde.

Et dans « Pianissimo Pianissimo » ce n’est ni l’obscurité ni la lumière qui sont en toile de fond, mais l’entre-deux : la grisaille.
TORU Ujiié est un jeune garçon de 13 ans qui s’étonne de voir sa ville et son école habillées d’une grisaille persistante et inquiétante, et ne comprend pas que ses camarades de classe ne la remarque même pas. Et ce qu’ils ne remarquent également pas, c’est Hikaru, son plus fidèle ami, qui passe son temps à faire le pitre devant toute sa classe mais qui étrangement ne réussit qu’à se faire remarquer par TORU. Et c’est bien normal, Hikaru semble n’exister que dans l’imaginaire du jeune garçon.

La trame de l’histoire est assez simple, un jeune élève vient de disparaître soudainement et tout le monde craint le pire, puisqu’en effet, une jeune élève, qui avait disparue 3 ans plus tôt , a été retrouvée morte étranglée au sein même de l’établissement scolaire. Voyant la police incapable d’élucider l’affaire, les jeunes collégiens décident de monter la garde ensembles et de surveiller toutes les allées et venues proches du collège et principalement celles d’un étrange personnage aperçu au même moment que la disparition du jeune élève, et qui refait surface de temps en temps.

Deux choses étonnantes dans ce livre, ce sont deux ressemblances sans doutes non voulues par l’auteur avec le livre « Les dieux chiens » de BANDO Masako et celui de KAWAKAMI Hiromi « Cette lumière qui vient de la mer ». Dans le livre de KAWAKAMI, on retrouve cette difficulté d’être adolescent et de trouver sa place dans une société le plus souvent incompréhensible. Ce qu’il y a d’étonnant c’est qu’on retrouve également dans ce roman un garçon qui veut s’habiller comme une fille. Ici, c’est plus cocasse qu’autre chose, tandis que dans le roman de TSUJI, cette volonté d’être une fille est psychologiquement beaucoup plus profonde. Le personnage comme le lecteur ne sait pas vraiment si Shirato est une fille ou un garçon, ce qui nous perd complètement, mais TSUJI est là pour nous poser la bonne question : est-ce si important de savoir si on est attiré par une fille ou un garçon, à partir du moment où cela nous comble de joie et nous fait oublier toute cette grisaille ambiante ?

Le rapport avec le livre de BANDO Masako est tout autre. Il est plus en rapport avec l’atmosphère lourde et angoissante du livre. Dans « Les dieux chiens » un des personnages doit, pour se retrouver où le destin le force à aller, traverser l’obscurité la plus épaisse. Cette obscurité totale, TORU devra également l’adopter et la vaincre pour arriver à se sortir d’une impasse existentielle qui l’amènera finalement à retrouver la lumière pure et humaine.

Roman à l’ambiance étrange et en demi-teinte donc, qui, grâce à quelques réflexions, nous encourage à regarder ce qui peut nous paraître étrange avec une vue beaucoup plus lucide, compréhensive et amicale. Roman trouble et parfois compliqué mais bien plus qu’un simple roman sur la crise de l’adolescence, ce récit est plutôt une réelle réflexion sur la tolérance et l’amour.


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