« Kitchen » de YOSHIMOTO Banana

Un recueil de deux nouvelles

 

Est-ce le hasard ou une constante ? Des histoires de deuil reviennent souvent d’un roman japonais à un autre. Un ami a une théorie selon laquelle cette récurrence s’expliquerait par le traumatisme dû aux deux bombes nucléaires de 1945. Je suppose qu’il faudrait approfondir la question.

               J’aime le prénom de cet auteur, j’aime le fait qu’elle ait écrit ce recueil de nouvelles à l’âge de 23 ans, et j’aime qu’elle se confronte justement à ces thèmes du deuil, de la mort des proches, de la solitude et du sentiment de marginalité que cela induit, alors que ses personnages ont tout juste la vingtaine. Des filles, orphelines, veuves, des jeunes personnes marquées par la mort sans pitié, par la douleur intime, par la difficulté à être au monde, quand on est soumis au décès de sa grand-mère (Kitchen) ou à celui d’Eriko son ami transsexuel (Moonlight Shadow). Banana nous présente ces deux filles juste après le drame, en pleine crise de souffrance métaphysique et à chaque fois survient un autre personnage (le fleuriste ou Urara) qui vient les sauver et leur offre la possibilité de renouer avec la vie, la société, le travail, l’amour. Il s’agit donc d’un chemin, celui que parcourent ces filles, de l’ombre à la lumière, un chemin qui les extirpe du malheur absurde d’avoir été orpheline ou veuve à 20 ans.

                Les phrases sont simples et douces, la poésie délicate. C’est la finesse et la subtilité du style qui me restent à l’esprit après cette lecture. La mélancolie des balades, de l’errance, de l’instabilité et en même temps ces repères géographiques obsessionnels que sont la cuisine ou le banc près de la rivière. Les personnages cherchent ces repères dans la brume injuste dans laquelle le sort les a jetées et où elles évoluent à petits pas indécis.

                Il y a des scènes très belles, très fortes. Celle tout en détails où un des deux personnages principaux décide au milieu de la nuit de rejoindre le garçon qu’elle aime dans une autre ville, en taxi, afin de lui amener à manger – en réalité l’espoir d’une vie à deux, d’une sortie du deuil. J’aime cette ellipse qui sépare la première partie de la seconde quand l’on s’aperçoit que plusieurs mois se sont écoulés et que l’on comprend que c’est pendant ce laps de temps qu’est survenu l’assassinat du transsexuel : c’est vacillant et brutal. J’aime les indications montrant que les personnages rient fréquemment, de ce rire qui permet de camoufler la douleur, la perte. Ce sont des gens gais qui ont été frappé par la mort. Les filles pensent, réfléchissent énormément, apprennent à se connaître elles-mêmes – et finissent par se remettre à vivre. Par l’amour ou par l’intervention surnaturelle d’un fantôme amical, elles parviennent à s’en sortir, plus fortes, mieux préparées à ce qui les attend, à l’avenir qui s’annonce, à d’autres difficultés bien sûr, mais à des joies aussi. On les quitte bien plus lucides qu’au moment où on était entré dans leur vie.

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« Lézard » de YOSHIMOTO Banana

 Un homme ivre ne descend pas à sa station de métro habituelle. Un vieil homme s’installe à ses côtés et lui demande pourquoi il ne veut plus rentrer chez lui. L’homme feint le sommeil pour ne pas devoir répondre, jusqu’à ce que la voix du vieil homme se transforme en celle d’une femme.

Une jeune femme compte apprendre l’acupuncture pour soigner les gens. Elle sent qu’elle possède un certain pouvoir pour comprendre ce qui ne va pas chez les gens. Cela lui viendrait peut-être d’une triste expérience qu’elle aurait eue étant enfant.

Un homme a rendez-vous avec sa fiancée dans un café après l’heure de fermeture. Le décors de l’endroit est assez magique pour les emmener tous deux vers un monde qu’ils ne connaissaient pas.

Une jeune mariée se demande si elle a bien fait de quitter le logement qu’elle partageait avec sa petite sœur pour épouser un homme qui, peut-être ne pourra pas la rassurer comme sa sœur était capable de le faire.

Une jeune fille décide de s’envoler pour Tokyo et de quitter ses parents qui se sont installés depuis trop longtemps dans une secte obscure. La ville l’accueille à bras ouverts mais l’ombre familiale finira par se faufiler dans l’esprit de la nouvelle citadine.

Une femme, après avoir goûté à tous les excès charnels, décide de ne plus retomber dans cette déchéance qui lui a ruiné la santé, et met définitivement le sexe de côté. Ne trouvant pas la raison pour laquelle elle s’est jetée à tort et à travers dans ces débauches, elle se tourne vers sa famille pour y apprendre qu’un secret hante le jour de sa naissance.

Ces six nouvelles de YOSHIMOTO Banana tirées de ce recueil qui porte le nom de l’une d’entre elles nous parlent de la solitude de l’individu et de son attachement au groupe social. Certains tentent de fuir le groupe, la famille mais se rendent vite compte que c’est sans tenir compte de la force centrifuge de la collectivité qui aspire tout ce qui tourne autour d’elle.

Personne ne peut réellement échapper à cette attraction fatale que forme la communauté humaine. On est vite rejoint par un souvenir, un individu qui a vite fait de vous rappeler que vous n’êtes pas seul et qu’un individu, même s’il se pense seul, n’est qu’un demi-individu et n’est pas totalement humain. Pensée typiquement japonaise qui met au-dessus de tout la collectivité et non l’individu, ce qui fait la force d’un Japon économiquement supérieur mais qui également cause de terribles dommages aux Japonais en tant qu’individus.


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« Dur, dur » de YOSHIMOTO Banana

 Une jeune fille se retrouve seule dans un hôtel étrange avec comme seuls compagnons les souvenirs qui lui restent de son ancienne petite amie ainsi qu’une femme fragile qui pourrait bien n’être qu’un simple fantôme égaré dans le cerveau d’une jeune adolescente légèrement perturbée.

Une autre jeune fille est sur le point de perdre sa sœur qui se trouve dans un coma profond et irréversible. Lors de cette attente aussi perturbante que cruelle, elle fera plus ample connaissance avec le frère de son beau-frère qui sous des airs de marginal est bien plus tendre et attentionné que les autres aiment à penser.

Deux nouvelles somptueuses et délicates autour du sujet de la mort et du vide difficilement supportable qui en découle écrites par une écrivain qui est plutôt connue pour le succès qu’elle a auprès des adolescents, mais qui nous livre ici une belle variation autour du thème de la disparition et du souvenir.


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