« Les drapeaux de Portsmouth » de YOSHIMURA Akira

« Les drapeaux de Portsmouth » de l’écrivain YOSHIMURA Akira est l’histoire authentique du conflit russo-japonais qui se déroula du 8 février 1904 au 5 septembre 1905 et de son génial et intelligent négociateur, diplomate et ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire KOMURA Jutaro, né le 5 novembre 1855 à Hyūga et mort le 26 novembre 1911 à Hayama. Mais ce texte nous décrit également l’histoire japonaise d’il y a plus d’un siècle et nous apprend les méthodes de pensée, la conduite et le caractère des Japonais.

Au milieu du mois de décembre 1904, sous la conduite du général NOGI Maresuke, la troisième armée de terre japonaise se livrait à des attaques répétées contre la forteresse de Port Arthur, afin de réduire à néant l’armée russe. Le conflit était alors suivi par toutes les grandes puissances de ce monde et en particulier les États-Unis et l’Europe entière qui avaient à l’époque des accointances soit avec le Japon, soit avec la Russie et le tsar Nicolas II. Quel que soit le résultat de ce conflit, les conséquences en seraient mondiales. C’est pour cette raison qu’il fut décidé d’envoyer à Portsmouth, une ville située dans l’État du New Hampshire au nord-est des États-Unis, les deux meilleurs négociateurs de l’époque, à savoir KOMURA Jutaro pour le Japon, et le Comte Sergueï Ioulievitch Witte pour la Russie. Très rapidement, les deux hommes ont commencé à s’apprécier, à se connaître et surtout à tout mettre en œuvre pour trouver une solution satisfaisante à ce conflit qui avait déjà fait énormément de morts et pour que les deux pays s’en sortent sans perdre la face.

Toutes ces négociations se feront sous la houlette du président américain Théodore Roosevelt. Mais les deux diplomates, tout en appréciant et respectant le président, se rendirent vite compte que leurs autorités respectives, Nicolas II pour la Russie et l’empereur Mutsuhito pour le Japon, étaient loin de ne s’en remettre qu’à lui et étaient prêts à tout pour obtenir ce qu’ils voulaient ou pour ne pas perdre ce qu’ils pensaient leur appartenir, par exemple, l’île de Sakhaline.

Il n’est pas toujours aisé de faire la différence entre un livre d’histoire et un roman historique. Mais dans ce cas-ci, il faut simplement comprendre que YOSHIMURA, tout en se basant sur des faits authentiques, se concentre plutôt sur une étude psychologique de deux négociateurs talentueux qui, tout en se respectant, savent très bien que leur but ultime est un genre de victoire sur l’« ennemi » et leur mission, outre le fait de construire la paix, est de conserver ou de remporter ce que leur gouvernement respectif leur demande, et ce, à n’importe quel prix. L’intérêt du livre, outre ses faits historiques avérés et authentiques, réside dans cette fameuse et récurrente dissection mentale et psychologique des deux protagonistes ; dissection littéraire qui est sans aucun doute la plus grande marque de fabrique de l’auteur japonais. Que ce soit dans « Une jeune fille suppliciée sur une étagère » ou encore « Liberté conditionnelle », il ne laisse aucune place à l’hésitation descriptive. Dans « Les drapeaux de Portsmouth », tout passe par les yeux de Witte et de KOMURA : leurs peurs, leurs fragilités, leurs méfiances, leurs regrets et leurs secrets sont imprimés sur leurs rétines et retranscrits le plus fidèlement possible par ce chirurgien des lettres qu’est le subtil et inégalé YOSHIMURA Akira.

En ce qui concerne la vérité historique objective, YOSHIMURA a visité personnellement les endroits qu’il décrit afin de reproduire fidèlement les différentes scènes de la conférence de paix de 1905, et ce, comme il l’a toujours fait dans ses œuvres historiques. Il a également utilisé une multitude de témoignages afin d’être au plus proche de ce qui s’est passé à Portsmouth durant ces longues et délicates négociations.

Mais malheureusement, ce livre n’est plus édité depuis 1990, lorsqu’il parut aux Éditions Philippe Picquier, et est actuellement très difficile à se procurer. « Les drapeaux de Portsmouth » fut également adapté pour la télévision nationale japonaise, la NHK, pour ensuite être porté à l’écran à la télévision américaine.

« Mourir pour la patrie » de YOSHIMURA Akira

L’archipel Kerama se compose des îles de Tokashiki, Aka, Zamami et Geruma. Il est situé à une trentaine de kilomètres au sud de Naha (capitale et principale ville de la préfecture d’Okinawa au sud-ouest du Japon). C’est la fin mars 1945 et tous les habitants de l’archipel attendent la venue de l’ennemi de pied ferme. Ils savent pertinemment bien que l’armée américaine est à leur porte et que ce n’est plus qu’une question de jours avant de les voir débarquer et mettre à feu et à sang leur archipel.

Les habitants savent que ce combat sera leur dernier et que tout le monde se doit d’y participer. De fait, même les plus jeunes d’entre eux sont enrôlés à la dernière minute afin de mettre toutes les chances de leur côté. Parmi eux se trouve le jeune HIGA Shinichi, élève de deuxième classe de l’école secondaire numéro un. Après avoir reçu son diplôme comme tant d’autres de ses camarades, Shinichi devient donc membre des unités Fer et Sang pour l’Empereur et se considère dès lors prêt à combattre et à donner sa vie pour la patrie sans aucune sorte de contrepartie. Le jeune garçon sera désormais sous les ordres de l’officier en charge de l’école, le lieutenant KANBARA Kôji. Mais très vite, Shinichi se retrouve affecté au service d’infirmerie, ce qu’il n’avait absolument pas prévu. Son rôle est de transporter les blessés à l’hôpital souterrain de l’armée de terre, qui se trouve à Haebaru. Malgré sa déception – le but de Shinichi n’étant pas de sauver ses compatriotes, mais plutôt de combattre et mourir pour sa patrie –, le jeune adolescent se lance corps et âme dans sa mission en attendant de pouvoir se sacrifier sur ce qu’il considère comme le véritable champ de bataille. Mais l’attente se fait de plus en plus longue et oppressante et le jeune homme tentera vaille que vaille de se séparer de son groupe afin de rejoindre ceux qu’il considère comme les vrais et justes héros.

Le titre du livre « Mourir pour la patrie » résume à lui seul tout ce que YOSHIMURA a voulu exprimer dans ce livre. En japonais, il existe le terme « Junkoku » (ou pour les plus érudits 殉国) qui pourrait se traduire par « martyr pour son pays ». La personnalité de HIGA Shinichi est pour YOSHIMURA une personnalité totalement hermétique et unilatérale. Il est assez effrayant de retrouver chez un jeune adolescent une telle volonté de mourir pour son pays. À aucun moment, on ne sent le jeune soldat réellement passionné, ni par son pays, ni par sa population. Toute son histoire semble construite sur cette fameuse expression « Mourir pour La Patrie » et non pas « Mourir pour sauver son pays et ses habitants ». Son seul et unique but est de devenir une bombe humaine capable de détruire l’ennemi qu’il semble ne pas vouloir connaître. Il a une admiration sans bornes pour ces combattants qui portent des explosifs autour de leur taille et qui sont prêts à se faire exploser à tout moment pour faire le plus de victimes ennemies en une fois. La motivation du jeune Shinichi ressemble plus à une volonté de se suicider et ainsi de devenir martyr qu’à un acte de bravoure dédié à sa patrie et c’est ce qui met le plus mal à l’aise le lecteur.

En ce qui concerne la plume de YOSHIMURA, ce livre est à nouveau un petit miracle qui pourrait passer inaperçu tant l’auteur reste au service de son récit. Le lecteur devient vite l’esclave de la dextérité linguistique et stylistique de l’auteur. Lorsque Shinichi se retrouve seul dans des plaines à la recherche de ces kamikazes qu’il considère comme des dieux vivants, le lecteur ressent nettement le vide et la peur qu’un combattant peut éprouver alors qu’il se sent isolé et perdu, il y a une sorte de vertige de l’isolement mêlé à de l’inquiétude que le lecteur ne peut ignorer. Tout comme Shinichi, le lecteur aperçoit, sous une nuit éclairée par des rafales de mitraillettes et des fusées éclairantes, les navires ennemis s’approcher inexorablement vers le rivage et prêts à déverser son lot de soldats américains décidés à mettre fin à la résistance japonaise. Les tranchées que le jeune soldat se doit d’arpenter afin de venir en aide aux nombreux blessés forment de véritables labyrinthes oppressants dans lesquels la peur vous écrase tant physiquement que moralement.

La littérature est parfois capable de surpasser ce que le cinéma est apte à vous faire ressentir. YOSHIMURA, quant à lui, est capable de mêler les deux genres et de tirer parti de ces deux arts en une seule forme littéraire, celle qu’il a exercée durant de nombreuses années au service de grandes idées, de grands sentiments – parfois tabous –  pour finir par produire une œuvre cohérente malgré la disparité de ses thèmes.

« L’arc-en-ciel blanc » de YOSHIMURA Akira

Dans ce recueil de quatre nouvelles publiées au Japon entre 1953 et 1964, YOSHIMURA Akira décline cruellement la mort, thème qui lui est cher et qu’il transcendera tout au long de sa carrière littéraire.

Dans « L’arc-en-ciel blanc », il nous conte l’histoire d’Ayako et Toshisuke, un couple étrange qui n’arrive pas à concrétiser charnellement leur amour. Ayako passe ses nuits éveillée à l’écoute de sa mère morte deux ans auparavant et qui semble venir hanter la maison conjugale sans aucune raison apparente. Toshisuke, qui est au courant, ne se tracasse pas outre mesure, jusqu’au jour où Ayako se met à avoir des vomissements inexpliqués et à avoir le teint aussi pâle qu’un fantôme.

La nouvelle « Un été en vêtement de deuil » nous plonge dans l’univers espiègle et cruel de deux jeunes enfants, Kiyoshi et Tokiko. Kiyoshi vit, depuis la mort de son père, avec sa grand-mère, une femme acariâtre qui semble cacher un secret qu’il compte bien découvrir un jour ou l’autre. Durant la nuit, il entend, dans les caves de la maison, sa grand-mère dialoguer seule, caves qui furent jadis aménagées afin de cacher son père durant la Seconde Guerre mondiale de peur que les soldats ne viennent l’enrôler et ne le « volent » à sa chère maman.

Jirô est un jeune homme qui, depuis la mort de son père, ne peut s’empêcher d’assister à tous les enterrements qui ont lieu dans sa ville de province. Même s’il ne connaît pas le défunt, c’est plus fort que lui, il doit assister à ces somptueuses cérémonies qui lui rappellent son papa. La veillée qui avait suivi le décès de son père lui avait laissé de vives impressions qui s’étaient gravées profondément en son cœur d’enfant. Mais, dans cette nouvelle nommée « Étoiles et funérailles », il y a aussi cette jeune fille répondant au doux nom de Tokiko que Jirô ne cesse de rencontrer portant un bébé crasseux sur le dos. Les deux jeunes ne se rencontreront vraiment qu’une seule fois, et ce à l’occasion d’une belle nuit étoilée. Pour Tokiko, cette nuit ne changera rien, mais Jirô, lui, se sentira dans l’obligation d’aider la jeune fille avec les faibles moyens qui sont les siens.

C’est dans la quatrième nouvelle du recueil que YOSHIMURA se présente sous son plus beau profil, celui de l’auteur audacieux, tendre et excellant dans ses descriptions géniales. Comme dans le début du roman « Le convoi de l’eau » où il nous décrit le parcours d’un groupe de travailleurs dans les montagnes japonaises pluvieuses, dans cette nouvelle nommée « Le mur de briques » il nous conte avec un réalisme éblouissant la fuite de deux jeunes enfants tentant désespérément de sauver un cheval condamné à une mort certaine. La petite Hisae suit sans trop se poser de questions son grand frère Kiyota dans cette aventure idéaliste que seuls les enfants peuvent connaître tant leur cœur surpasse leur raison. Il existe une réelle tendresse dans cette nouvelle entre le grand frère, sa sœur et « leur » cheval, mais l’auteur ne désirant pas que le récit sombre dans une histoire mièvre et puérile,  dessine petit à petit dans les yeux de Hisae le doute qui commence à y prendre place. Le frère téméraire se trouve alors confronté à la sagesse de cette petite fille qui, tout en voulant sauver l’animal, se rend compte de la témérité excessive et immature de son frère, même si son rêve à elle demeure intact.

YOSHIMURA Akira nous propose dans ces quatre récits une sorte de romantisme expressionniste ponctué d’un réalisme brumeux, cruel et ciselé par une plume translucide qu’il est seul à posséder. L’écrivain magnifie la réalité en amplifiant d’une façon mesurée tout ce qu’il peut amplifier : les sentiments, la nature, le mystère, la mort, les bruits,… Il est capable de rendre, par exemple dans la nouvelle « Le mur de briques », ce sentiment qu’ont les enfants de se retrouver dans un monde sans limite et gigantesque alors qu’ils ne font que quelques centaines de mètres dans un village où tout ce qu’ils rencontrent leur paraît magnifique ou surprenant. Dans la nouvelle « Étoiles et funérailles », la montée du jeune Jirô vers le temple où se prépare les funérailles du défunt, au lieu d’être ridicule, prend une dimension tragique et grandiose grâce à l’auteur qui met en vis-à-vis la famille du mort avec le jeune passionné montant le chemin sous un déluge interminable, alors que les proches ne pensent qu’à s’abriter au lieu de préparer sereinement la cérémonie.

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« Voyage vers les étoiles » de YOSHIMURA Akira

Kenshiro et Kamo sont ce que l’on appelle des préparateurs de spécimens osseux, c’est-à-dire que leur fonction est de désarticuler les cadavres afin d’en faire un squelette présentable pour les scientifiques et les étudiants en médecine. À l’arrivée de Kamo, Kenshiro est persuadé qu’il ne tiendra pas plus d’une semaine, mais est littéralement étonné par le sang-froid et la nonchalance du nouveau venu qui ne craint absolument pas tous ces cadavres et leur constante puanteur.

Kenshiro n’est pas un simple préparateur, il a une conception très scrupuleuse du métier et désire terminer sa carrière en créant un squelette totalement transparent. Mais pour ce faire, il devrait recevoir un corps en parfait état et venant à peine de rendre son dernier souffle. Don que lui a toujours refusé son directeur sous différents motifs qu’il n’a jamais pu réfuter.

Il ne sut que très tard que ce serait sa propre famille, Tokiko sa compagne et Yuriko sa belle-fille, qui lui fournirait la base de ce qui allait devenir le chef-d’œuvre de sa vie.

L’expérimentation médicale est un sujet que YOSHIMURA manipule avec brio et génie. Lui-même fut le sujet d’une expérimentation. À l’âge adulte, il souffrit de pleurésie et les médecins lui proposèrent une opération chirurgicale expérimentale. YOSHIMURA, n’ayant jamais eu peur de la mort, accepta l’opération qui fut un réel succès. Ce sang-froid devant la mort lui permit d’écrire des nouvelles comme celle-ci et « Jeune fille suppliciée sur une étagère » dans lesquelles on retrouve sa plume précise et tranchante, adroite et sans tremblements, tel un chirurgien des lettres accompli. Une merveille limpide et transparente égale au résultat de cet énigmatique et consciencieux préparateur.

Dans la nouvelle « Voyage vers les étoiles », YOSHIMURA nous raconte l’histoire de jeunes japonais qui ont communément décidé d’en finir avec la vie. Keichi, Makiko, Arikawa et leurs compagnons partent pour un voyage en camion vers le nord du Japon. Leur but est tout aussi effroyable que simple : chacun à son tour, ils se donneront la mort de la manière qu’ils auront choisie. Le premier à se suicider est un inconnu qui, ayant entendu leur projet funeste, a décidé de les accompagner et d’être le premier « martyr » de cet effroyable voyage vers les étoiles. À l’origine de ce road-movie inéluctable et original, on retrouve cette simple et funeste phrase prononcée nonchalamment par Mochizuki, un des participants au voyage : « Et si on mourait ? ».

Le suicide et le Japon sont indissociables dans la pensée collective occidentale, et les préjugés sont tenaces. Que ce soient les kamikazes de la Seconde Guerre mondiale ou le seppuku des samouraïs, le suicide a tellement été exubérant au Japon que l’Occident a du mal à se débarrasser de ces préjugés. Certes, le Japon a un taux de suicide important, mais pas de là à considérer ce pays comme une nation suicidaire.

Les suicides au Japon sont souvent des suicides de « salary-man » dus au stress et à la concurrence internationale, mais dans cette nouvelle, YOSHIMURA préfère se concentrer sur une autre source de suicide : l’ennui. Pas de facteurs tangibles ou scientifiques, juste des jeunes personnes qui ont décidé de quitter un monde qui les ennuie. Aucune violence extérieure, aucune attaque psychologique, juste une incompréhension existentielle. Dans « Voyage vers les étoiles », tout se passe le plus calmement et le plus simplement possible. Le trajet est sans embûches et la narration de YOSHIMURA toujours aussi limpide. La justesse des mots et le déroulement très cinématographique du récit font de cette nouvelle un petit bijou de simplicité narrative qui conquit le jury du Prix Dazai en 1966 et mit en évidence la modernité de cet auteur toujours aussi surprenant et insaisissable.

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« La guerre des jours lointains » de YOSHIMURA Akira

Peu de temps après la Seconde Guerre mondiale, TAKUYA Kiyohara, jeune homme ayant servi l’armée japonaise durant le conflit, reçoit une missive d’un certain SHIRASAKA Hajime, ancien lieutenant de l’armée de terre. L’ancien militaire lui demande de le rejoindre au plus vite à Fukuoka, au nord de l’île de Kyūshū. Après mûres réflexions, TAKUYA décide de prendre le train afin de découvrir ce que lui veut son ancien lieutenant.

À son arrivée, SHIRASAKA lui apprend que l’armée américaine, aidée par les instances gouvernementales japonaises, est en train d’intensifier ses recherches afin de retrouver et de punir tous les criminels de guerre de classe A dont ils font partie. En effet, TAKUYA, sous ordre de ses officiers, s’est rendu coupable d’un crime jugé comme ignoble par les autorités américaines. Une vingtaine de soldats américains ayant été capturés par l’armée japonaise furent décapités, alors que la reddition du Japon avait été déclarée. TAKUYA fut l’un des militaires qui se rendirent coupables de cet acte de barbarie. Il ne restera donc plus que deux solutions au jeune TAKUYA : se rendre aux autorités et encourir la peine de mort par pendaison, ou fuir et devenir un paria pour le reste de sa vie.

TAKUYA décide de fuir, non qu’il ne se considère pas comme criminel de guerre, mais la honte et l’instinct de survie le poussent à braver les autorités militaires, même s’il sait pertinemment bien que sa vie sera un enfer. Avant de s’enfuir, il décide d’aller saluer sa famille une dernière fois, et c’est lors de cette dernière réunion familiale qu’il se rendra compte que le début d’une longue lutte personnelle s’est déjà mise en branle.

YOSHIMURA Akira a écrit ce livre 30 ans après la Seconde Guerre mondiale ; avant lui, très peu d’auteurs japonais ont osé se lancer dans un sujet aussi délicat et tabou que sont les atrocités commises par certains militaires japonais. Comme à son habitude, il décrit l’histoire de ce militaire en fuite d’une manière clinique, sans s’embarrasser de détails superflus et surtout, sans aucune compassion ou autre pathos qui pousseraient le lecteur vers une direction bien établie. Les détails que YOSHIMURA ne cesse d’utiliser sont là pour mettre la vérité à nu et pour éviter d’enjoliver ou enlaidir les choses. C’est sans doute la seule manière pour un Japonais d’écrire sur cette période de l’histoire qui, encore aujourd’hui, range le Japon dans ces pays au lourd passé.

Mais YOSHIMURA ne fait pas de son style clinique une barrière à la psychologie des personnages. TAKUYA n’essaie pas de justifier ou d’excuser son acte barbare. Il constate simplement que des soldats américains ont largué des bombes incendiaires et « autres » à seul fin d’exterminer des civils japonais. En tant que Japonais, il considère cet acte comme barbare et inutile ; lorsqu’on lui propose de trancher la tête d’un membre d’équipage d’un B 29 abattu, sa décision est inconsciemment déjà prise.

L’autre aspect du livre est le regard qu’ont porté les Japonais sur leurs criminels de guerre. Il y a eu dans la société japonaise d’après-guerre différentes réactions envers les auteurs d’atrocités. Et cela va du dégoût à la peur de couvrir un homme qui aurait commis l’inconcevable, en passant par l’incompréhension ou l’acceptation d’un crime en temps de guerre. Les familles ont également été touchées par le déshonneur d’avoir en leur sein un homme condamné pour crime de guerre. Certaines familles ont tout perdu et ont été considérées comme pestiférées par une partie de la population et du nouveau gouvernement japonais qui devait subir leur défaite et s’accommoder de la présence américaine.

Mais ne nous méprenons pas sur la qualité et l’importance de « La guerre des jours lointains ». Malgré la froideur voulue et auto-imposée par l’auteur, ce roman est d’une limpidité et d’une qualité habituelle chez YOSHIMURA. Ses descriptions, loin d’être pénibles et ennuyeuses, sont une manière de rendre le récit crédible et ultra réaliste. En observant l’œuvre de YOSHIMURA, on remarque que sa préoccupation première est d’analyser l’être dans son milieu et d’observer les effets qu’a une société sur la psyché de celui-ci. L’exemple le plus frappant est bien entendu « Liberté conditionnelle », mais toute son œuvre est liée à la vie, à la rédemption, au péché et à la remise en question de toute société et de ses influences sur l’homme.

Un roman magnifique qui éclaire le lecteur désirant comprendre l’état d’esprit et la psychologie d’un être humain fugitif d’une histoire qui ne lui a jamais appartenu.

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« La jeune fille suppliciée sur une étagère » de YOSHIMURA Akira

Mieko est allongée sur son lit dans une chambre minuscule de la maison de ses parents. Elle ne peut plus bouger ses membres, elle se contente d’observer les bibelots qu’elle connaît pourtant parfaitement. Elle écoute également la pluie tomber légèrement dans le jardin qu’elle a maintes fois foulé jusqu’à ce qu’elle entende une voiture arriver et s’arrêter devant chez elle.
En sortent deux hommes venus la chercher, ou plutôt venus chercher son corps, Mieko est en effet morte, mais tous ses sens sont restés en éveil.

Ses parents n’ayant plus assez d’argent pour lui payer une cérémonie funéraire ont décidé de vendre la dépouille de leur fille unique à un hôpital qui s’en servira à des fins de recherches médicales. Il ne reste plus qu’à Mieko d’attendre patiemment que la science fasse son travail en s’appropriant petit à petit l’entièreté de son corps. Chaque organe, chaque nerf, chaque os lui seront retirés consciencieusement par une équipe médicale qui ne verra en elle qu’une source d’enseignement anatomique et non plus la jeune fille qu’elle fut.

S’il y a une seule nouvelle à lire afin de se rendre compte de ce qu’est la littérature japonaise d’après-guerre, c’est certainement ce petit chef-d’œuvre qu’est « La jeune fille suppliciée sur une étagère ». Tout en découvrant le génie littéraire d’un des plus grands écrivains japonais qu’est YOSHIMURA Akira, le lecteur se plonge en même temps dans tout ce qui fait que cette littérature est tout à fait unique, originale, fastueuse, nostalgique et terriblement authentique.

Il y a d’abord le fait que YOSHIMURA est d’une concision extraordinaire. En quelques pages seulement, nous imaginons parfaitement à quoi ressemble la chambre de la jeune fille, de quelle froideur se couvre la salle d’autopsie de l’hôpital et surtout dans quel état d’impuissance se trouve Mieko qui, sachant qu’elle ne peut plus rien y faire, accepte sa condition d’objet scientifique sans aucune rancune, ni pour les médecins, ni pour ses parents qui l’ont pourtant abandonnée.

Ensuite, il y a ce mélange de fantastique et de réel, si cher au très populaire MURAKAMI Haruki. Mais il est ici poussé à l’extrême, les deux extrêmes fondamentaux de la vie, le corps et l’esprit se rencontrent dans un acte qui est tout aussi banal que violent. Aux côtés du scalpel et de la froideur du regard des médecins se trouve l’âme encore bien éclairée de l’être humain.

Dans ces quelque 70 pages, YOSHIMURA arrive également à y glisser quelques sentiments délicats comme la pudeur que cette jeune fille continue à ressentir devant tous ces scientifiques examinant sa nudité froidement, sans aucune retenue ni respect. C’est un excellent moyen de ne pas laisser ce récit sombrer dans le morbide ou le maladif, mais de l’élever vers une dimension bien plus humaine et romantique. Et ceci est une des caractéristiques prédominantes dans la littérature et le cinéma japonais ; là où l’on pense que les artistes japonais se complaisent dans la noirceur, le morbide et le choquant, il existe très souvent une autre perspective spirituelle, sociale ou humaine.

Ensuite, YOSHIMURA Akira, nous expliquant la raison pour laquelle les parents de Mieko vendent le corps de leur fille unique comme une vulgaire monnaie d’échange, veut pointer du doigt l’après-guerre catastrophique qu’a connu le Japon suite à une incompétence du gouvernement, et qui a conduit bon nombre de familles à commettre des actes immoraux afin de pouvoir survivre dans ce Japon dévasté et dominé par la présence américaine. Il ira même jusqu’à réduire le corps de Mieko à une somme dérisoire afin de nous démontrer que les autorités de l’époque faisaient peu de cas de la nature humaine.

Une nouvelle froide, mais très humaine et spirituelle. Une nouvelle qui nous prouve que cet écrivain est un véritable virtuose des mots, des descriptions justes et des structures narratives. Une nouvelle merveilleuse dans tous les sens du terme qui sent le travail acharné, passionné et tout simplement génial d’un écrivain qui a préféré durant toute sa vie la qualité plutôt que la quantité.

Dans la deuxième nouvelle intitulée « Le sourire des pierres », YOSHIMURA reprend le thème de la mort, mais avec un aspect beaucoup plus religieux et sacré.

Eichi et Sone se retrouvent à l’université après avoir été séparés de très longues années alors qu’ils étaient très proches étant enfants. Mais après le suicide de son père, Sone doit quitter la région sans crier gare laissant Eichi seul et perplexe.

La sœur d’Eichi, ayant appris que Sone n’avait aucun endroit où loger, lui propose de venir s’installer chez eux, ce qui ne réjouit pas vraiment Eichi, qui sent que la personnalité de Sone a quelque peu changée et que son ancien camarade semble cacher d’étranges secrets. Pour en avoir le cœur net, il accepte de suivre son ami qui l’invite pour un court voyage vers l’île de Sado, afin de lui montrer d’où provient la source de ses revenus.

À leur retour, la relation entre les deux amis commence à se détériorer petit à petit, Sone prenant de plus en plus de place dans la vie qu’Eichi s’est évertuée à construire afin de préserver l’équilibre mental de sa sœur qui ne s’est toujours pas remise de son divorce.

Une nouvelle de YOSHIMURA qui certes est d’une grande facture, mais qui malheureusement souffre de son voisinage éditorial avec ce chef-d’œuvre absolu qu’est et restera encore longtemps « La jeune fille suppliciée sur une étagère ».

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« Le grand tremblement de terre du Kantô » de YOSHIMURA Akira

C’est le 1er septembre 1923 qu’eut lieu l’une des plus grandes catastrophes naturelles qu’ait connu le Japon. Ce tremblement de terre d’une importance presque jamais égalée détruisit presque entièrement la plaine du Kantô qui regroupe sept préfectures tout autour de Tokyo. On a dénombré environ 105 000 personnes tuées lors de ce séisme qui atteignit une magnitude de 7,6 et environ 37 000 portés disparus. Les incendies qui ont suivi le tremblement de terre sont la principale cause de ce nombre énorme de victimes. L’inconscience de la population et la mauvaise gestion du gouvernement de l’époque a considérablement aggravé la situation. Un très grand nombre de personnes ont été brûlées vives sans aucune assistance de quelque sorte que ce soit.

Mais YOSHIMURA ne se contente pas de décrire les horreurs de cette catastrophe, même s’il est sans aucun doute un des plus grands descripteurs parmi les écrivains japonais, l’auteur se penche également sur la nature humaine et ses dérives. A cette époque il y avait de nombreux résidents coréens, et c’est assez rapidement que des rumeurs apparurent comme quoi ces Coréens profiteraient du chaos ambiant pour déstabiliser le pays en créant eux-mêmes des incendies et en empoisonnant certains puits. Des milices « spéciales » se formèrent afin de rouer de coups, voire d’assassiner tous les Coréens qu’ils rencontraient sur leur passage. Malgré l’intervention de l’armée officielle, bon nombre de Coréens furent tués sans raison.

« Le grand tremblement de terre du Kantô » est une œuvre très particulière. Ce n’est ni un roman, ni une livre historique ; mais les deux à la fois. YOSHIMURA est historien dans sa volonté d’exposer les faits le plus clairement possible avec dates, heures et chiffres, tout ce qu’il y a de plus officiel ; et romancier dans sa narration. Il inclut dans son récit l’étrange rivalité qu’il y eut entre deux sismologues de renom. L’un est en fin de carrière et ne permet à personne de remettre en question ses différentes théories qu’il fonda tout au long de sa carrière, l’autre est plus jeune et fait fi de toutes ces anciennes théories et ne se gêne pas pour en énoncer de nouvelles, même si elles risquent de paraître extravagantes.

Cette histoire de rivalité est le seul élément romanesque du livre, le reste n’est que descriptions (chiffres et preuves à l’appui). Mais lorsque l’on connaît le génie littéraire de YOSHIMURA, ce talent littéraire fait de précision, de nuances, de retenues poétiques, on peut être certain que le livre qu’on est en train de lire restera à jamais gravé dans nos mémoires. Comment serait-il possible d’oublier la fabuleuse « Jeune fille suppliciée sur une étagère », comment ne pas se souvenir des ballades matinales de ces ouvriers japonais dans le court roman « Le convoi de l’eau », comment oublier ce condamné à mort du roman « Liberté conditionnelle » qui tente péniblement de rejoindre le monde vraiment libre ?
YOSHIMURA Akira écrit avec une plume tranchante et pénétrante, un genre d’aiguille qu’il utiliserait afin de tatouer ses propres images dans nos esprits.
« Le grand tremblement de terre du Kantô » fait désormais partie de ces œuvres inoubliables qui resteront en nous et donc, inévitablement, dans l’histoire de la littérature japonaise de l’après-guerre.

A lire également, « Tsubame » de SHIMAZAKI Aki, qui reprend à sa manière cette catastrophe humaine et naturelle.

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« Le convoi de l’eau » de YOSHIMURA Akira

Des ouvriers partent dans une vallée quasi inconnue pour d’énormes travaux en n’ayant aucune idée du temps qu’ils devront passer en ces lieux vierges et s’ils seront capables de tenir le coup le temps qu’il faudra. La seule chose qu’ils savent, c’est qu’ils devront construire un énorme puit d’eau, construction tout aussi gigantesque qu’indispensable pour toute la région. Ils savent que là se trouve un hameau découvert par hasard il y a peu de temps, et dont les habitants semblent ne pas connaître grand chose de la civilisation moderne. Le problème le plus important pour les promoteurs est que ce hameau est condamné à disparaître, et il faudra donc aux chefs du projet de trouver une solution pour que tous ces « indigènes » déguerpissent gentiment des lieux pour le début du gros œuvre. Parmi ces ouvriers, un homme ayant assassiné sa femme et ayant terminé sa peine, essaie de se réinsérer socialement, et avant de revenir à la vie en société, trouve en ce projet le meilleur moyen d’arriver à son but.

Mais il est très vite attiré par ce mystérieux village dont les habitants font tout pour passer inaperçu, ce qui, forcément, éveille la curiosité de tous les ouvriers. Il se rend également compte que certaines de leurs coutumes lui font étrangement penser à ce qu’il a ressenti lors de l’assassinat de sa femme par ses propres mains. Une attirance et une fascination vont donc se créer entre ces étrangers et cet homme qui, malgré le fait d’être tenu à l’écart des villageois par sa condition d’intrus, se sentira de plus en plus proche de ces gens qui vivent complètement isolés du monde contemporain.

Durant les quatre premières pages de ce livre, YOSHIMURA Akira, en un coup de plume magistral et coupant tel un scalpel, nous décrit avec un génie incroyable ces montagnes japonaises pluvieuses, avec ses routes sans fin, sa végétation particulière et ses échos typiques tellement bien que l’on se dit qu’on a déjà du y mettre les pieds dans une vie antérieure. Ce scalpel littéraire que l’on avait pu découvrir dans « La jeune fille suppliciée sur une étagère » est sans aucun doute la marque de fabrique de cet écrivain unique qui a pu tout au long de sa vie écrire tous ses romans d’une manière limpide et si facilement reconnaissable.

On retrouve également dans ce court roman la même thématique que dans « Liberté conditionnelle » à savoir, le condamné qui sort de prison, qui tente sans se forcer et naturellement d’expier sa faute, pour lui et pour les autres, mais qui au fur et à mesure de sa quête vers une nouvelle liberté, se rend compte qu’il n’y arrivera sans doute jamais ; que même si les autres lui ont en quelque sorte pardonné, il restera toujours quelque chose en lui qui ne le laissera jamais en paix et qui lui rappellera jour après jour qu’il a commis l’impardonnable.


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